Vincent Frèrebeau – Tôt ou tard / Zouave : « Le modèle de répartition market centric sur le streaming produit des inégalités entre ayants droit et des dommages irréversibles »

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Vincent Frèrebeau, Fondateur de Tôt ou tard

La production indépendante contribue grandement au dynamisme de la scène musicale francophone. En 2018, cinq productions indépendantes (Maitre Gims, Orelsan, Mylène Farmer, Marwa Loud, Trois cafés gourmands) étaient parmi les dix-neuf productions made in France dans le classement des vingt meilleures ventes. Avec un catalogue composé entre autres de l’artiste Vianney ou des groupes Shaka Ponk et Cats on trees, le label Tôt ou tard est un des acteurs majeurs de la production indépendante. Et son fondateur, un producteur hors normes reconnu par ses pairs comme l’un des meilleurs. Dans une interview à CULTUREBIZ, Vincent Frèrebeau, s’exprime notamment sur le user centric, qu’il considère être la priorité absolue pour que la croissance du marché de la musique enregistrée profite à tous les acteurs de l’industrie. Le Directeur de Tôt ou tard évoque également la santé économique de son label, et fait part de sa position sur le sujet très clivant des quotas radios.

L’année 2019 sera celle de la bascule du marché français de la musique enregistrée vers le streaming qui représentera plus de 50% des revenus. Les majors sont parfaitement bien parvenues à tirer profit de la croissance du streaming. Quelle lecture faites-vous de la transformation opérée par le streaming sur le marché ?

Le streaming est en train de s’installer avec des revenus en forte croissance et il offre des perspectives considérables pour le secteur. C’est un modèle qui devrait très convenablement rémunérer toute la chaine des ayants droit. A l’inverse de la vente à l’acte en physique ou numérique, le streaming génère des revenus tant que les morceaux et les albums sont écoutés – soit bien au-delà de leur sortie – permettant à un album ou un titre sorti plusieurs années auparavant de continuer d’être rémunérateur sans même avoir à trouver de nouveaux acheteurs. C’est formidable, à condition que la répartition soit juste ! Mais malheureusement, j’ai peur que le modèle de répartition des revenus du streaming actuel, dit « market centric » nous fasse courir à la catastrophe. Tel qu’il est configuré pour le moment, si sur une période et un territoire donnés, deux abonnés payant la même somme écoutent en streaming 1 fois John Coltrane pour l’un et 99 fois Dua Lipa pour l’autre, 99% de la part ayants droit de la somme totale des deux abonnements ira à Dua Lipa et 1% à Coltrane. Ça veut dire en clair qu’à très court terme, soit vous produisez de la musique à destination des moins de 20 ans, soit vous crevez. C’est un danger majeur pour la diversité.

Une fois le streaming devenu totalement dominant il faut qu’on reste en mesure de continuer à produire tous les styles de musique. Et pour cela, nous devons avoir une rémunération proportionnelle à la consommation réelle de chaque abonné à une plateforme de streaming, dans d’autres termes substituer au modèle « market centric » un modèle « user centric ». C’est très important que nous, producteurs français, prenions ce sujet en main et l’adressions aux pouvoirs publics et aux plateformes. Le fait que Deezer se soit emparé du sujet est une opportunité unique qu’il faut saluer et saisir.

Les multinationales ne voient malheureusement pas toutes ce sujet sous le même angle car la diversité de leurs productions associée à la puissance de leur back catalogue leur permet de retomber à peu près sur leurs pieds. Il reste que déjà on peut noter que la tendance de leurs signatures est clairement tournée vers les musiques urbaines et que l’offre de nouveautés dans d’autres styles plus adultes est en train de s’appauvrir.

« Nous estimons perdre environ 30% de ce que l’on gagnerait à niveau de streams égal si l’on basculait vers un modèle user centric »

Est-ce que les producteurs indépendants ont mené une réflexion sur un manque à gagner éventuel causé par le mode de répartition actuel des revenus générés par le streaming payant ?

Ce système produit des inégalités entre ayants droit et des dommages irréversibles. La société Tôt ou tard emploie 25 salariés dans l’ensemble des activités, musique enregistrée, live et édition. Je ne peux pas produire de la musique et voir les revenus que cela génère fléchés vers d’autres ayant droits. Il y a une quasi-unanimité des producteurs indépendants français sur l’urgence de passer au « user centric ». C’est déjà très compliqué de développer des artistes et de retrouver son investissement, cela deviendra l’enfer si le marché devient à 90% streaming et qu’on ne change pas de modèle. Actuellement, chez Tôt ou tard, nous estimons perdre environ 30% de ce que l’on gagnerait à niveau de streams égal si l’on basculait vers un modèle user centric. Et le streaming représente chez nous entre 1,5 et 2 millions d’euros par an…

Certains genres, comme la chanson, semblent avoir de vraies difficultés à trouver et élargir leur public sur les plateformes de streaming. Est-ce que vous partagez ce constat et avez remarqué un impact sur votre métier ?

Chaque genre musical rencontre son public en streaming comme dans tout mode de consommation. Il y a toujours autant de diversité de goûts mais la part d’écoute des genres les plus adultes est inférieure à celles des musiques s’adressant aux publics jeunes. Si on ne produit plus qu’en tenant compte que de la demande de masse, alors ce sera un marché monostyle, tourné vers les publics les plus jeunes, compte tenu du temps qu’ils peuvent consacrer à l’écoute de musique et des habitudes compulsives qu’on a souvent à cette période de la vie.

Cela fait 30 ans que je produis de la musique au gré mes goûts et sans que la rentabilité soit mon unique critère. La production musicale doit rester une aventure artisanale, et chez Tôt ou tard, ce n’est justement en ne réfléchissant pas au seul argument économique qu’on a connu nos plus gros succès, souvent à la marge de ce qui se fait.

« Believe nous accompagnent dans des initiatives d’acquisitions et d’embauches en cours »

Comment percevez-vous la montée en puissance des structures de services aux artistes qui ont émergé ces dernières années, tant celles indépendantes (Believe) que celles intégrées à Universal (Initial Artist Services, Caroline), Sony (RED) et Warner (Warner Artist Services) ? Est-ce que la structure Tôt ou tard pourrait intégrer une dimension de « label services » ?

Il y a dans la communauté artistique plusieurs manières de se développer là où il n’y en avait qu’une il y a quelques années. Avec une manipulation habile des réseaux sociaux et des outils, certains artistes peuvent se développer sans avoir à s’appuyer sur une structure. Certains font le choix de continuer seuls et d’autres celui de se faire accompagner et d’être épaulés. Je rencontre encore beaucoup d’artistes qui apprécient le savoir-faire de labels indépendants comme Tôt ou tard, Because, AllPoints (Believe) ou Wagram et qui souhaitent être accompagnés. Nous recevons autant de sollicitations qu’il y a quelques années. Parmi les musiques les plus populaires comme la pop ou l’urbain, certains artistes vont effectivement vers plus d’indépendance et préfèrent travailler avec des « label services » plutôt que de se faire produire. Il y a moins de barrières à l’entrée pour la diffusion en ligne, c’est le sens des choses.

Mais nous resterons principalement des producteurs. C’est mon métier depuis 30 ans, et dans produire il y a une part de goûts, d’intuition, une prise de risque, et j’aime ça.

Comment se portent les activités du label Tôt ou tard et de la société de production de spectacles Zouave ? Avez-vous des orientations particulières ?

Notre activité est bénéficiaire depuis quelques années grâce aux succès des albums et tournées de Cats on trees, Shaka Ponk ou Vianney mais aussi à la pérennité des carrières de nos artistes historiques comme Vincent Delerm, ou Yael Naïm. Le développement de la partie live a considérablement renforcé notre activité et nous a permis de tenir durant une période très compliquée pour la production de musique. Nous avons récemment procédé à un changement d’actionnaire – après huit ans avec Wagram – en faisant entrer Believe au capital à hauteur de 49% en octobre 2018. Je rencontre chez eux une ambition de développement très forte et ils m’accompagnent dans des initiatives d’acquisitions et d’embauches que j’annoncerai bientôt.

Concernant l’année 2019, nous préparons la sortie du premier album d’Erza Muqoli (ex Kids United) en octobre, celui de Féfé / Leeroy prévu fin aout et nous accompagnons en 360 les projets de Vincent Delerm. Nous avons coproduit son premier long-métrage avec la société Rouge international, avons mis en vente les billets pour une série de trois semaines de concerts à La Cigale à l’automne, ce à quoi s’ajoute un nouvel album en octobre. Nous sommes très actifs et tournés sur les prochaines années. Nous ne sommes pas les yeux rivés sur les chiffres, mais je suis confiant sur le développement de nos activités telle qu’elles sont structurées avec le live (Zouave spectacles), la production et l’édition (Tôt ou tard), et des incursions dans l’audiovisuel (Tôt ou tard films).

« Sur les quotas radios, le plafonnement des rotations ne réglait en rien le problème de diversité »

Le sujet des quotas radios, aux oubliettes depuis la loi LCAP, a été remis au goût du jour lors de la publication du rapport Bergé. Une mise à plat des obligations en matière de diffusion des répertoires francophones et des nouveautés pourrait intervenir dans le prochain projet de loi sur la régulation de l’audiovisuel à l’ère numérique. Quel est votre postulat en la matière ?

J’ai toujours eu la même position. Sans les quotas radios, toutes les formes de variété française auraient très probablement disparues des ondes dans les années 90. En revanche, j’ai trouvé absurdes les durcissements intervenus en 2016 et par la voix de l’UPFI (Union des producteurs phonographiques français indépendants) que je présidais à l’époque, les producteurs indépendants s’y étaient opposés. Nous pensions que le plafonnement des rotations ne réglait en rien le problème de diversité, ce sujet avait été mal adressé par les pouvoirs publics.

Évidemment, nous souhaitons protéger la diffusion de la création francophone à la radio. Mais le dispositif mis en place depuis la loi LCAP n’a fait qu’inciter les radios à essayer de le contourner, les contraintes devenant handicapantes pour leur programmation. Je suis favorable aux quotas qu’il faut bien évidemment maintenir, mais probablement en revenant à leur forme précédente.

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