Streaming : majors, labels indépendants et plateformes divisés sur l’évolution du modèle de répartition des revenus

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Le streaming génère maintenant plus de 50% des revenus du marché en France. Cette création de valeur rend d’autant plus essentielle la question du partage de la valeur entre les ayant droit et les artistes. Un consensus se forme progressivement sur l’iniquité entre les artistes causée par le modèle actuel de répartition des revenus du streaming, dit « market centric » ou au prorata. Mais les majors, les labels indépendants et les plateformes de streaming divergent sur les solutions à mettre en œuvre.

Le changement de modèle de répartition des revenus du streaming est une équation complexe avec trois questions cruciales. La première est la possibilité d’un accord entre une ou plusieurs plateformes de streaming et les ayant droit (majors, labels indépendants, éditeurs mandatés par la Sacem) au niveau français. La deuxième porte sur la faisabilité d’un modèle adopté pour Deezer et excluant de fait Spotify et Apple Music. La troisième question consiste en la capacité des majors, des producteurs indépendants et de la Sacem à converger sur un nouveau modèle de répartition. Deezer s’efforce de convaincre les autres acteurs de l’industrie musicale en France de basculer vers le « user centric ». Le magazine CULTUREBIZ avait détaillé la stratégie de Deezer en la matière et les positions des labels indépendants et des majors dans son édition d’octobre 2018. Après des discussions en interne avec les majors et labels indépendants, Deezer a proposé « un nouveau modèle de rémunération pour les artistes » en septembre dernier. Il s’agit de faire en sorte que les revenus générés par les abonnements payants rémunèrent uniquement les artistes écoutés par chaque abonné, alors qu’actuellement les artistes sont rémunérés en proportion de leurs écoutes sur l’ensemble des volumes de streams et des revenus de tous les abonnements. Le système intitulé « User centric payment system (UCPS) » parait, il faut le dire, plus juste sur le papier.

Approbation des labels indépendants

Pour appuyer et promouvoir sa proposition, Deezer a entamé en septembre une campagne de communication auprès des professionnels et des publics. La plateforme met en avant quatre effets vertueux majeurs pour le secteur : « corriger les anomalies engendrées par le système actuel », « soutenir la création locale et les genres de niche », « favoriser la création et la diversité », et « combattre la fraude ». Deezer a obtenu l’approbation des labels indépendants fédérés au sein de l’Union des Producteurs Français Indépendants (UPFI), parmi lesquels Because, Wagram ou Tôt ou tard, des labels Six&Sept (Pascal Nègre) et Play Two (dont TF1 est actionnaire), ainsi que d’acteurs influents comme Believe Digital, ou Hashtag NP (Pascal Nègre). Trois organisations professionnelles représentant des artistes ont aussi apporté leur soutien : le syndicat des managers français (MMF), la Guilde des Artistes de la Musique (GAM) et l’International Artist Organisation of music (IAO). Toujours coté artistes, Zazie, signée chez Hashtag NP, a incité ses fans sur Facebook à découvrir la proposition de Deezer. De manière globale, la plateforme made in France se dit en interne satisfaite des retours des multiples acteurs de l’industrie et estime avoir convaincu le plus grand nombre.

Spotify et Apple Music contre la proposition user centric de Deezer

Malgré le soutien des labels indépendants et d’acteurs du digital comme Believe, le user centric reste une initiative individuelle de Deezer. Le leader français du streaming musical avec une part de marché autour de 40% n’a pour l’heure pas réussi à fédérer ses concurrents. Spotify France et Apple Music France ne sont pas favorables à un changement du modèle actuel de répartition des revenus du streaming. Et pour cause, les filiales françaises n’ont pas l’approbation de leurs maisons-mères pour des discussions poussées, ni même pour s’exprimer sur le dossier, les accords en vigueur avec les ayant droit étant signés au niveau mondial. L’adhésion de Spotify au sein du syndicat des Éditeurs de Services Musicaux en Ligne (ESML) n’a eu pour effet que de nuancer sa position et n’a pas permis d’avancée en la matière. Seule la plateforme française Qobuz, qui représente une très faible part de marché, approuve le user centric.

Les majors invoquent le manque de données et d’informations

L’absence de consensus entre Deezer, Spotify et Apple Music est le principal obstacle au changement du mode de répartition des revenus du streaming. Bien que les majors ne s’expriment publiquement pas sur le sujet, il a été confirmé à CULTUREBIZ que l’absence de ligne commune entre les trois principaux acteurs du streaming en France fragilisaient la proposition de Deezer de basculer vers le user centric. Outre le fait que les décisions soient prises au niveau international, les majors s’accordent à dire qu’elles ne disposent de suffisamment de données et d’informations pour clairement jauger la pertinence et l’efficience du user centric. Les filiales françaises des majors ne se prononcent donc ni pour ni contre tant qu’elles ne disposent pas de l’ensemble des données des trois plateformes et d’une méthodologie faisant consensus. Une position qui fait barrage à la possibilité d’un changement du mode de répartition des revenus du streaming en France, tant que Spotify et Apple Music conservent leur ligne actuelle. Universal Music France a tout de même fait part de sa position officielle devant les acteurs de l’industrie musicale à l’occasion de son Open Session 2019. Pour le leader du marché de la musique en France, la question de la répartition devra effectivement être discutée. Néanmoins, Universal Music France assure que l’analyse des données de consommation ainsi que des simulations à grande échelle ne devraient que confirmer que l’évolution du modèle de répartition ne pourra pas se faire de manière idéaliste et irréaliste et qu’il faudra aller plus loin. Une critique acerbe vis-à-vis de la proposition de bascule vers le user centric de Deezer.

Franck Riester en faveur d’une évolution pour la rémunération des artistes

La répartition des revenus générés sur le streaming est directement liée au sujet du partage de la valeur. Le Gouvernement s’est particulièrement impliqué en la matière depuis 2017 au niveau européen lors des discussions sur les directives droit d’auteur et SMA notamment. Franck Riester rappelle à chaque prise de parole officielle et à chaque échange officieux avec les acteurs de la filière et de l’industrie son attachement et son engagement pour les artistes et les créateurs. Le Ministre de la Culture suit le sujet de la répartition des revenus du streaming de près. A l’occasion du Déjeuner de la filière organisé par le PRODISS en marge de la Fête de la musique 2019, Franck Riester a déclaré qu’« il va falloir que l’on évolue ensemble sur la question de la rémunération liée aux écoutes en streaming. On voit bien qu’on arrive à la limite du système. Il faut qu’on essaie de trouver des moyens pour que les artistes qui ne sont pas sur-écoutés puissent aussi avoir une part du gâteau ». Des propos faisant écho à son discours au Midem 2019 au cours duquel il avait plaidé pour le maintien de la diversité culturelle sur le streaming à l’ère des playlists et des recommandations personnalisées. « Plutôt que d’imaginer d’hypothétiques mesures de régulation, prenant d’abord le temps de cerner et mettre en lumière les problèmes notamment en matière de rémunération » avait affirmé le Ministre de la Culture devant les décideurs des majors, des plateformes et des organismes de gestion collective. Une forme d’invitation à la concertation, qui à défaut d’orienter le secteur vers un meilleur partage de la valeur, pourrait laisser place à une prise en mai par le Gouvernement et les parlementaires. Un scénario espéré par les labels indépendants au regard de l’agenda politique composé dans les mois à venir de la loi sur la régulation audiovisuelle.

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