Stephan Bourdoiseau – Wagram Music : « Nous avons l’ambition d’un positionnement fort sur notre territoire et d’un développement à l’international »

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Stephan Bourdoiseau, Président de Wagram

 Résumer l’industrie musicale aux trois majors est une équation inexacte. A l’instar des principaux marchés mondiaux, la France dispose d’une diversité de labels indépendants qui sont de sérieux concurrents pour les maisons de disques et qui tiennent un rôle de premier plan dans la diversité de l’offre dans le paysage musical. Wagram Music en fait partie, en tant que label pionner et référence de la production indépendante depuis sa création en 1998. Stephan Bourdoiseau, son Président, livre sa vision concernant l’évolution du métier et du secteur ainsi que les exigences qui en découlent. Dans cet entretien accordé à CULTUREBIZ, il expose également la stratégie de Wagram Music, entre diversification et ambition à l’export.

CULTUREBIZ : 2017 a été une bonne année pour Wagram avec les succès d’Orelsan et de M, qui se sont soldés par plusieurs Victoires de la Musique. Pouvez-vous préciser les indicateurs de l’activité de Wagram pour l’an dernier ?

Stephan Bourdoiseau : La plupart de nos labels effectivement ont connu plusieurs succès en 2017 notamment avec Orelsan et -M-, ainsi que Therapy Taxi, Vianney et Shaka Ponk, que nous distribuons à travers nos partenariats avec les labels Panenka et Tôt ou tard, et beaucoup d’autres. Globalement, notre activité a été intéressante, y compris sur le plan financier. Et l’année 2018 devrait se poursuivre dans cette dynamique puisque nous avons les exploitations sur les albums sortis l’an dernier qui se prolongent et que nous aurons un niveau d’activité important sur les sorties, tant sur artistes confirmés que sur ceux en développement. Nous avons un marché global de la musique qui est porteur puisqu’en plus du streaming qui offre des perspectives de croissance, nos activités se développent bien aussi sur l’édition ou le spectacle. Wagram a maintenant une taille de catalogue qui est telle que l’on a une activité qui s’inscrit globalement dans les performances du marché, ce qui veut dire que si le marché est en croissance, nos volumes le sont également. L’ensemble de nos activités représente une quarantaine de millions d’euros de chiffre d’affaires et Wagram Music c’est une équipe d’une centaine de personnes.

La reprise de la croissance du marché de la musique enregistrée s’est confirmée l’an dernier, évidemment portée par le streaming. Il y a maintenant une multiplicité d’outils sur le numérique avec les fonctionnalités de promotion offertes par les plateformes, mais aussi les outils de monitoring et les différents services de distribution. Comment évoluent les attentes des artistes vis-à-vis des labels indépendants ?

Il faut comprendre et admettre – et ce n’est pas toujours facile – que la valeur ajoutée des maisons de disques et des labels a changé. Il y a quelques années, la distribution constituait par exemple une très forte valeur ajoutée. Aujourd’hui, c’est évidemment moins le cas, et de nouveaux outils permettant d’exploiter les données de manière très fine sont accessibles au plus grand nombre. Néanmoins il faut beaucoup de choses pour faire une bonne chanson, un bon album, une bonne diffusion. Ce qu’attend un artiste, ce n’est plus de la distribution et c’est de moins en moins de la production même si cela varie entre les artistes. La valeur ajoutée des labels peut quand même être de monitorer tous les paramètres liés à la distribution et la diffusion et d’offrir des services que l’artiste ne peut pas avoir par lui-même. Il peut s’agir de production, de réalisation, de promotion sur certaines plateformes et réseaux sociaux, de financement, de distribution, de développement à l’international, de production audiovisuelle. Chaque artiste a ses propres besoins. Et chaque label ses compétences, son positionnement, ses propres spécificités parfois.

« Trouver des voies qui permettent de consolider et d’étoffer le projet de l’artiste est au cœur de notre stratégie »

Les mutations du marché de la musique vont de pair avec un environnement toujours plus concurrentiel. Quelle est la stratégie qui pilote le positionnement de Wagram Music ?

Trouver des voies qui permettent de consolider et d’étoffer le projet qui nous est présenté par l’artiste est au cœur de notre stratégie de producteur. Depuis cinq ans, nous avons beaucoup évolué sur le 360° en nous développant dans les secteurs du spectacle et de l’audiovisuel notamment. W Spectacle est une structure qui monte en puissance avec une trentaine d’artistes dans son catalogue accompagnés par une dizaine de professionnels. Nous voulons pouvoir exploiter toutes les possibilités pour exposer les projets des artistes. Nous avons aussi développé une structure de production audiovisuelle, Wagram Films, pour investir dans des projets d’envergure. Le 360° s’est beaucoup développé ces dernières années, mais il est encore assez rare pour une structure dans ce secteur d’élargir son spectre jusqu’à l’audiovisuel. Plusieurs artistes nous ont demandé d’aller toujours plus loin dans les perspectives offertes par l’audiovisuel pour exposer leurs projets. Nous avons senti qu’il y avait une marge de manœuvre avec des facilités d’exposition grâce aux formats et aux plateformes qui explosent dans tous les sens. Et surtout, nous avons eu une première expérience révélatrice avec ‘Comment c’est loin’ écrit et réalisé par Orelsan dont nous avons été, avec d’autres partenaires, coproducteur (production déléguée Nolita/Les Canards Sauvages). En travaillant sur la bande originale du film auprès de la communauté de fans d’Orelsan, nous avons été capables de développer le film en amont de sa sortie en salles. Nous avons donc réussi à faire émerger le film auprès du public d’Orelsan, puis à l’élargir aux cinéphiles qui ne connaissaient pas l’artiste et enfin à fidéliser ces mêmes spectateurs à la musique d’Orelsan. L’album de la bande originale du film, que nous avons produit, s’est vendu à 150 000 exemplaires, et la tournée a aussi été un grand succès. Le film a fait 250 000 entrées en salles. C’est le modèle qui nous intéresse pour nous démarquer. Nous avons récemment produit un film documentaire sur le reggae (une sorte de Buena Vista Social Club jamaïcain) tourné par le réalisateur anglais Peter Webber (‘La Jeune Fille à la Perle’, ‘Hannibal’…). Nous serons producteur du film, de l’album et du spectacle. Et cette position d’être producteur de trois exploitations différentes, d’avoir trois couloirs de revenus nous permet d’envisager un investissement comme personne d’autre n’aurait pu investir (sortie 2019). Nous avons plusieurs autres projets en cours  développement.

« Le streaming est un modèle avec un mode de répartition qui défavorise un certain nombre de répertoires et d’esthétiques et qui en favorise d’autres »

La forte progression de la consommation de la musique en streaming et la prédominance des musiques urbaines dans les charts suscite des inquiétudes en matière de diversité et d’équité entre les genres et les artistes. Le débat autour d’un éventuel changement de modèle de la répartition de la valeur sur le streaming a été ouvert l’an dernier par Hans-Holger Albrecht, Président Directeur Général de Deezer. Dans un entretien à CULTUREBIZ l’automne dernier, Jérôme Roger, Directeur Général de la SPPF et de l’UPFI, s’est prononcé en ce sens. En quoi la bascule vers le « user-centric » est indispensable de votre point de vue ?

Dans le secteur de la musique, nous avons vingt ans de croissance devant nous mais celle-ci pourrait être assez inégale. Le streaming est un modèle avec un mode de répartition qui défavorise un certain nombre de répertoires et d’esthétiques et qui en favorise d’autres, notamment ceux qui sont écoutés en boucle par les consommateurs qui écoutent beaucoup de musique. Il faut structurer le marché de sorte qu’il soit équitable. Le risque éventuel de ce modèle est qu’il peut y avoir à terme un formatage, un déséquilibre, une concentration. Certaines structures évoluent d’ailleurs sous influence de ce modèle. Il est par exemple beaucoup plus facile aujourd’hui de créer un label urbain que de monter un label de chanson française. C’est une conséquence directe du mode de répartition de ce modèle.

Une possibilité serait de basculer vers le modèle dit « user-centric ». Le plus important est de savoir sur quelle gouvernance cela pourrait se mettre en place. Les modèles se sont installés selon une mécanique simple : on répartit les revenus des abonnements payants et de la publicité au prorata du nombre total de streams, par pays et par mois. La question est de savoir, au-delà de la simplicité de la mise en place d’un tel modèle, qu’est ce qui a justifié les choix qui ont été faits avant que ce marché ne représente plusieurs milliards d’euros et de dollars, qui doit les analyser, les adapter, prendre des décisions pour s’assurer d’un modèle équitable.

Le marché du streaming est composé de trois plateforme majeures qui traitent avec quatre acteurs principaux (les trois majors et Merlin (les indépendants) pour les droits master), et avec trois ou quatre acteurs principaux sur le publishing. Une plateforme ne pourrait a priori pas basculer vers un nouveau modèle pour un seul ayant-droit mais serait obligé de switcher l’ensemble des ayants-droit. Est-ce qu’on peut laisser seule une plateforme décider d’un mode de répartition ? Je m’interroge donc sur la gouvernance du mode de répartition et sur la gouvernance du traitement des revenus d’un marché mondial globalement concentré autour de quelques acteurs. Il faut une gouvernance plus large pour s’assurer qu’on ne rentre pas dans des systèmes qui créent des distorsions.

« Nous avons le projet d’implanter Wagram Music sur quelques territoires »

La diversité de la diffusion de la musique, que ce soit en matière d’exposition dans les médias ou sur les plateformes de streaming, est priorité pour les producteurs très investis sur le développement d’artistes. Que représente le développement d’artistes au sein de votre activité et quels sont les effets vertueux du dispositif ?

80% de l’activité de Wagram est portée sur du développement d’artistes. Nous avons développé quatre labels en plus de notre label historique, et créé un label en association avec deux personnes, Panenka, et avons investi avec Tôt ou tard, le label de Vincent Frèrebeau. Si nous n’avions pas bénéficié de la mise en place du crédit d’impôt et de sa consolidation par la suite, nous n’aurions pas créé ces labels, nous n’aurions pas signé 50 artistes et je n’aurais pas embauché 50 personnes supplémentaires. Ceci étant, il reste une marge de progression pour encore développer ce dispositif pour créer de la richesse et soutenir la diversité de la production. L’Etat a tout intérêt à investir dans le secteur de la musique qui redémarre sa croissance. Quand l’Etat dépense 1 euro, il a en retour sur les seuls effets directs 2,7 euros. La question est de savoir si, avec un investissement de 20 millions d’euros au lieu de 10 millions, l’opération sera la même avec à la clé 51 millions d’euros de recettes pour l’Etat. Dans un marché sur une telle dynamique de croissance, la réponse est évidemment oui. La responsabilité des pouvoirs publics est de saisir l’opportunité pour l’industrie musicale, et plus globalement les industries culturelles, de rayonner sur leur territoire et de gagner des parts de marché dans le monde.

L’export est un enjeu toujours plus important pour la filière musicale et en particulier pour les producteurs. Avez-vous identifié des priorités et des impératifs pour le développement de Wagram et plus globalement de la filière musicale sur les marchés étrangers ?

Sur le développement à l’international, le risque est certes plus important mais on exporte sur des marchés où le levier est immensément plus fort. Une partie importante de la musique plébiscitée dans le monde passe notamment par un développement réussi aux États Unis. Il est donc plutôt assez intéressant d’investir là-bas. Mais il faut surtout investir dans la production et le développement afin que les projets soient à la hauteur de la compétition internationale. Nous avons tous une opportunité exceptionnelle d’exporter la musique française de façon bien plus fluide qu’avant. Et pour ce faire, les labels et producteurs doivent être soutenus, que ce soit à travers des organisations collectives comme le Bureau Export, ou via des dispositifs plus directs. Nous avons le projet d’implanter Wagram Music sur quelques territoires qui nous intéressent, et ce de manière raisonnable et raisonnée, pour consolider notre capacité à développer nos artistes.

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