Pascal Nègre – Hashtag NP / Six & Sept : « Le marché du streaming va doubler en France dans les 3 prochaines années »

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Pascal Nègre, Président de l’agence de management d’artistes #NP et du label Six & Sept

Président d’Universal Music France durant 20 ans, et Président d’Universal Music Group pour l’Italie, le Moyen-Orient et l’Afrique jusqu’en 2016. Dans le même temps, Vice-Président d’Universal Music Group pour l’activité « new business ». Président de la SCPP entre 1994 et 2016. Professionnels et politiques le savent : le rôle de Pascal Nègre a été prééminent durant la crise du disque, dans la lutte contre le piratage, et plus récemment dans la bataille contre le transfert de valeur au profit des plateformes. Alors que l’économie de la musique est de nouveau bousculée par une crise, la prise de parole de Pascal Nègre apparait comme une évidence. Le Président de l’agence de management d’artistes #NP (Mylène Farmer, Zazie, Marc Lavoine) et du label Six & Sept partage son analyse de l’évolution de l’industrie, la croissance du streaming, l’impact de la crise sur la consommation et sur les perceptions de droits. Dans cet entretien à CULTUREBIZ, Pascal Nègre clarifie également sa position sur les quotas radios et sur le user centric.

CULTUREBIZ : Le streaming payant a franchi la barre des 10% de la population, une étape que vous aviez jugée, il y a 5 ans, indispensable pour que le streaming devienne un mode de consommation de masse. Quels sont les freins actuels à l’accélération de la pénétration de streaming en France ?

Pascal Nègre : La pénétration des services de streaming est liée au fait que les gens soient, d’une part, équipés d’un bon smartphone et d’un bon forfait mobile, et d’autre part, à la qualité de la couverture 4G. Or en France cette couverture est très inégale en particulier dans la ruralité. On a trop souvent une vision parisienne des usages de consommation de la musique.

Dans tous les pays, le streaming par abonnement est devenu un mode de consommation de masse dès qu’il a dépassé les 10% de la population avec un effet boule de neige qui amène rapidement à 20% puis 30%.

Il faut aussi prendre en compte la spécificité de la France, comme l’Allemagne ou le Japon, dotée d’un marché physique qui reste très fort. Et c’est une chance d’avoir un circuit de distribution avec à la fois la grande distribution et les magasins spécialisés (Fnac, Cultura, Espaces Culturels E.Leclerc, disquaires indépendants).

Les offres sont attractives, les plateformes font des offres de recrutement d’abonnés avec des mois gratuits et des partenariats avec les opérateurs mobiles. La segmentation des offres avec les abonnements famille et étudiants contribue aussi à faire croître les souscriptions de manière assez spectaculaire. Progressivement, les habitudes de consommation des foyers basculent vers le streaming payant. Je pense que le marché du streaming va doubler en France dans les 3 à 4 prochaines années.

« Historiquement, dans les périodes de crise, le disque s’est au contraire toujours bien porté »

Le SNEP évalue à 50 millions d’euros les pertes engendrées par le confinement et prévoit une baisse de 20% du chiffre d’affaires annuel du marché. Quelle est votre lecture de l’impact de la crise sur la consommation ?

Tout d’abord il vaudrait mieux attendre la fin de l’année. Les chiffres sont un peu catastrophiques. Durant le confinement, les majors n’ont pas livré d’albums aux magasins parce qu’elles ont sous-traité leurs livraisons aux centres logistiques et ces derniers avaient fermé. Évidemment, le poids du physique étant la moitié du marché, elles ont perdu 1 mois de chiffre d’affaires. Il y a aussi eu peu de sorties, essentiellement digitales comme les projets dans le rap, et pas eu de sorties physiques.

Je pense que l’on va avoir une avalanche de sorties physiques entre l’été et la fin de l’année. Est-ce qu’il ne pas va y avoir une surperformance avec des reports de ventes ? On n’en sait rien. L’important est qu’aujourd’hui on puisse acheter des disques et des vinyles. Historiquement, dans les périodes de crise, le disque s’est au contraire toujours bien porté… C’est un plaisir pas cher.

En parallèle, le marché de digital a continué de progresser. D’ailleurs il est intéressant de voir que malgré la crise et le confinement, la courbe des abonnés payants a continué d’augmenter…

« Si on veut réellement diminuer les coûts, il faut un outil commun SCPP – SPPF – ADAMI – SPEDIDAM pour la répartition »

Quelle est votre analyse quant aux répercussions de la crise sanitaire sur les droits voisins des producteurs ?

Ça va être compliqué sur les droits voisins et les droits d’auteur. La baisse des revenus publicitaires des radios et TV, la fermeture des lieux sonorisés, des discothèques et des commerces vont impacter les perceptions des organismes de gestion collective. Il y a une probabilité que les perceptions baissent de 15 à 20%. Et 20% de droits voisins en moins c’est aussi 20% d’aides en moins pour les producteurs et les artistes… Ce raisonnement peut être mis en parallèle avec la problématique Sacem. Parce que si les droits voisins des droits d’auteur ont des problèmes d’encaissements, les droits d’auteur en auront. Le problème étant amplifié par le fait qu’il n’y a plus de spectacles au moins jusqu’à la fin de l’été soit une demi-année blanche. Les créateurs et éditeurs vont avoir une à deux années de turbulences or il n’y a pas eu de crise pour les droits d’auteur à l’époque de la crise du disque. Et on sait qu’en général il faut deux ans pour que ça reprenne. Quand il y a moins de chiffre d’affaires on commence à se questionner sur les coûts de gestion. Avec 20% de perceptions en moins, le taux de prélèvement par la Sacem va être bien supérieur. La Sacem va donc devoir se poser des questions sur ses coûts de structure.

Vous êtes membre du conseil d’administration de la SPPF depuis 2017. Le contexte ne devrait-il pas être propice à un rapprochement entre la SCPP et la SPPF ?

Je suis à l’aise pour en parler puisque j’ai longtemps été Président de la SCPP. J’ai toujours été convaincu que les droits voisins resteraient une source très importante de revenus et que la bataille des droits était fondamentale. On a toujours discuté de rapprochement entre la SCPP et la SPPF. Sauf qu’une fusion, ce n’est pas une absorption.

On fusionnerait pour diminuer les coûts. Mais ce que je pense, c’est que si on veut réellement diminuer les coûts, il faut un outil commun SCPP – SPPF – ADAMI – SPEDIDAM pour la répartition. Avec des règles différentes et des politiques d’action culturelle distinctes, puisque l’Adami n’a pas les mêmes que la Spedidam, qui n’a pas non plus les mêmes que la SPPF qui diffère aussi de la SCPP. Si l’idée c’est de dire qu’il faut mieux gérer alors mettons à la SPRE l’outil de répartition de la rémunération équitable. Il faut que la SCPP, la SPPF, l’ADAMI, la SPEDIDAM se mettent autour d’une table et qu’il y ait une réflexion sur tout ce qui est « froid » c’est-à-dire les outils de répartition avec une volonté de créer un outil commun. Et là il y aura sincèrement de vraies économies.

« Je crois que c’est important que les calculs de quotas se fassent par trimestre et non plus au mois »

L’allègement du plafonnement des hautes rotations et de la période d’évaluation des quotas radios, ou encore la redéfinition de la notion de nouveaux talents sont discutés dans le cadre de la loi audiovisuel. Pouvez-vous exprimer votre position sur le sujet des quotas radios ?

Je rappelle qu’avant les quotas radios, certaines radios diffusaient 5 à 7% de chansons francophones… Zazie et Obispo font partie de la première génération qui a explosé grâce aux quotas radios. Je suis à l’aise pour le dire aujourd’hui : je pense que c’est allé trop loin. Je n’ai pas changé d’avis et je pense qu’il ne faut pas toucher aux 50%. Mais je crois que c’est important que les calculs de quotas se fassent par trimestre et non plus au mois. Si le calcul des quotas était fait sur trois mois glissants, cela permettrait d’augmenter puis de réduire les rotations, de pousser un titre à des moments clés afin qu’il atteigne des taux importants de burn out.

Les radios n’ont pas compris que le plaisir d’écouter la radio c’est aussi de comprendre les chansons. Et comme je dis toujours en rigolant, 40% de quotas français c’est 60% de quotas internationaux. Sur le streaming, les artistes qui émergent chantent la plupart du temps en français. Surtout à l’ère des réseaux sociaux, il y a une proximité du public facilitée par la langue et le fait que les artistes soient français ou francophones. C’est une chance pour les radios et il faudrait qu’elles arrêtent de croire l’inverse.

Concernant l’exposition de la musique à la télévision, il n’y a pas de nouveaux programmes et il y a une grande frilosité à en produire. Je suis content de voir qu’il y a de plus en plus de concerts en prime time, mais il manque des émissions exposant des nouveaux talents et des musiques différentes.

L’artiste n’a jamais été aussi indépendant avec la capacité de s’autoproduire grâce à des outils et équipements accessibles, et un accès direct au public par les plateformes et les réseaux sociaux. L’écosystème se recentre autour de l’artiste avec le développement de structures « artist services ». Est-ce le début d’une nouvelle ère dans l’industrie de la musique ?

Nekfeu, PNL, Jul, Angèle, Mylène Farmer ont tous en commun d’être dans le peloton des meilleures ventes de ces dernières années et d’être en distribution… C’est un signal fort ! Je me rappelle qu’en 2000, 90% des contrats d’Universal Music France étaient des contrats d’artistes. Selon l’Adami, la majorité des artistes sont leur propre producteur. Aujourd’hui, les contrats de base sont le contrat de licence, de co-exploitation et, de plus en plus, de distribution. Et je pense que c’est un phénomène qui va s’accentuer. C’est le cas aux US et en Allemagne depuis 15 ans.

Je crains que les majors soient moins équipées que par le passé pour être en relation directe avec un artiste, et prendre le temps de le développer car elles ont un besoin de nourrir la machine. C’est une conséquence du streaming, elles signent beaucoup plus qu’avant. Cela change la relation entre la major et l’artiste. L’indépendant (label, management, petites structures même au sein des majors) peut apporter des choses plus précieuses qui sont du temps, de l’expérience, du « money can’t buy ». Parfois l’artiste n’a besoin de personne et quasiment toujours il a besoin de structures. Il faut que chaque créateur puisse trouver la structure qui lui corresponde. Ça peut être en indépendant, dans un label, ou en major. Avec la complexification du nombre d’intervenants, avoir une structure de management solide devient un enjeu majeur pour l’artiste.

« La décennie qui s’ouvre est une ère Artist centric. L’artiste aura toujours besoin d’une équipe avec des expertises et des savoir-faire »

Pourquoi avoir opté pour la double stratégie de management d’artistes avec #NP, et de production avec le label Six & Sept ? Et pourquoi les associations avec Live Nation et Believe ?

Je suis toujours parti du principe qu’on ne réussit pas seul et d’entrée je voulais m’associer. Travailler sur les chansons, investir sur l’image, la communication etc., c’est un vrai travail de producteur. Il y avait besoin de ce travail avec des artistes comme Marie Flore ou Lubiana. On a aussi l’autre visage avec un travail qui est une association entre le label Six & Sept et l’artiste (Zazie, Jérémy Frérot), ou alors un producteur indépendant (Kimberose, Oboy), que l’on accompagne en mettant les moyens pour financer la promo, le marketing, ou les clips. J’ai choisi Believe comme partenaire parce qu’ils sont clairement en avance sur le digital avec leurs outils internes. C’est une boite avec un ADN digital et le savoir-faire d’une maison de disques.

Sur le management, on est vraiment sur l’idée que les artistes se produisent ou sont signés avec un label avec lequel on va travailler d’une manière constructive. La décennie qui s’ouvre est une ère Artist centric durant laquelle l’artiste va de plus en plus être son producteur. Je pense que l’artiste a et aura toujours besoin d’une vraie équipe avec des expertises et des savoir-faire différents : sur les réseaux sociaux, le marketing, les deals, les plateformes de streaming, la direction artistique, ou encore le spectacle et les éditions. Et je pense que ces structures vont se multiplier et suis heureux d’avoir été un des premiers en France.

 Je me suis associé à Live Nation Entertainment, leader mondial du spectacle mais aussi, on le sait moins, du management. Ils possèdent 50% des boites de management aux US (U2, Lady Gaga, Shakira, Jay Z, Beyoncé, Madonna etc.) et 25% des agences au Royaume Uni.

« Si on laisse s’échapper une partie de la valeur créée sur le streaming vers des musiques surconsommées, on va tuer la diversité »

L’étude sur le user centric commandée par le Centre National de la Musique apportera des éclaircissements. Zazie, en management chez #NP, avait relayé la proposition de Deezer. Pouvez-vous clarifier votre position ?

Je suis intuitivement favorable au user centric parce que c’est un modèle équitable qui reflète réellement la consommation de la musique et la vraie répartition de la valeur. Je pense qu’on est dans un modèle qui favorise les musiques surconsommées par les jeunes car ils ont le temps de streamer beaucoup plus que les adultes. Mais si on continue de laisser s’échapper une partie de la valeur créée sur le streaming vers des musiques surconsommées, alors on va tuer la diversité. Dans les années 60 il y avait les yéyés, mais aussi Barbara, Ferré, Brassens, Brel, qui parlaient à un autre public.

Je dis aussi attention : on est sur un peu moins de 8 millions d’abonnés payants sur le streaming et les prochains millions d’abonnés sont ceux qui achètent actuellement des disques en grande distribution. Qu’est ce qui se vend en grande distribution ? De la chanson populaire française. Si cet argent quitte le support physique pour le streaming, et que le modèle de répartition ne reflète que les musiques écoutées par les moins de 25 ans, alors tout ce qui est acheté en grande distribution n’existera plus dans 5 ans ou dans 10 ans. Il ne faut pas trainer. En plus, être payé à l’utilisateur règle le débat sur les achats éventuels…

Il faut que l’on ait une étude sérieuse avec des données par utilisateur et non pas par abonné, ce que je n’ai pas vu pour l’instant. Le « user centric » c’est la capacité d’identifier les utilisateurs donc si un abonnement famille à 14,99 euros compte 3 utilisateurs actifs alors chacun doit générer 5 euros et on répartit aux ayant droit en fonction des écoutes de chacun. En fonction des résultats de cette étude, il faudra en tirer les conclusions qui s’imposent. N’oublions pas que les pouvoirs publics ont toujours protégé la diversité.

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