L’industrie musicale à l’épreuve de conforter et accélérer la croissance du streaming payant

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En passant le cap symbolique des 50%, le streaming fait définitivement rentrer le marché français dans une nouvelle ère. Les perspectives de croissance offertes par ce mode devenu prédominant dans la consommation de la musique en France ont de quoi rendre optimiste l’ensemble de l’industrie. Elles s’accompagnent néanmoins d’exigences auxquels les plateformes et les producteurs se doivent de répondre. La courbe du nombre d’abonnés payants et des volumes des streams est indissociable d’une montée en gamme de l’offre en termes d’attractivité et de popularité pour convertir toujours plus de consommateurs vers l’usage et fidéliser les abonnés.

Le retour de la croissance du marché de la musique enregistrée se poursuit mais reste fragile. C’est ce que confirment en tous points les résultats de l’année 2018 publiés par le Syndicat National de l’Edition Phonographique. Le marché a incontestablement été dopé par les ventes record réalisées par l’album posthume de Johnny Hallyday, ‘Mon pays c’est l’amour’ (Warner), sorti en octobre 2018 et dont 1,5 million d’exemplaires se sont écoulés en trois mois. Pour autant, la bonne santé du secteur n’est pas un leurre et s’est traduite par les bons scores d’un certain nombre de productions en 2018, de Dadju à Mylène Farmer, d’Orelsan à Louane en passant Angèle et Damso. Les productions made in France ont d’ailleurs réalisé 80% des 200 meilleures ventes en 2018 avec pas moins de 19 parmi les 20 meilleurs scores. Globalement, les revenus combinant ventes physiques et numériques, droits voisins et synchronisation se sont élevés à 735 millions d’euros et ont progressé d’1,8%. L’augmentation du chiffre d’affaires réalisé par les ventes physiques et numériques s’élève à 1,5%. Sans surprise, le numérique poursuit son rôle de premier plan dans l’évolution de la consommation de la musique avec une hausse de 19% pour un total de 335 millions d’euros. En plus d’être la 3ème année de croissance, l’année 2018 a confirmé une tendance qui se préfigurait depuis 2015 à savoir la configuration hybride d’un marché nourri par le physique et le numérique. La baisse des ventes physiques suit son cours mais se stabilise (-15%) et reste loin de s’effondrer avec des revenus qui restent conséquents à 256 millions d’euros. Il faut dire que la France a la double particularité de disposer d’un réseau de distribution encore très fort qui permet d’abonder les enseignes sur l’ensemble du territoire, et d’une appétence des français pour les supports physiques. Les productions de chanson française par exemple sont très majoritairement consommées en physique et beaucoup moins en numérique, pour un certain nombre de raisons parmi celle d’un public plus âgé et moins enclin à consommer de la musique en ligne. L’album de Johnny Hallyday sorti en octobre 2018 a évidemment dopé les ventes physiques, avec de ventes physiques à plus de 85%. Les têtes d’affiche de la pop urbaine (Maitre Gims, Soprano, Orelsan, Black M, etc.) ont un public multigénérationnel, et sont massivement écoutées en streaming, mais réalisent des ventes physiques très importantes. Le dernier album de Maitre Gims ‘Ceinture noire’ (Play Two), 2ème meilleure vente en 2018, réalise chaque semaine environ 50% de ses ventes en physique. « Nous avons la chance d’avoir un réseau de distribution physique très performant avec des grandes surfaces alimentaires, des enseignes spécialisées et des disquaires indépendants très actifs Au cours des deux dernières années, ce sont 14 Cultura, 12 franchises Fnac, un Espace Culturel E.Leclerc et un Furet du nord qui ont ouvert leurs portes, et nous sommes aux cotés des enseignes pour les aides à promouvoir et à distribuer nos productions. Le e-commerce, c’est-à-dire la vente à distance de supports physiques (CD, vinyles), est un canal qui représente plus de 16%, en progression de trois points » commente Alexandre Lasch, Directeur Général du SNEP. Autant l’on peut affirmer que l’album de Johnny Hallyday a porté la croissance du marché, il faut aussi dire que les ventes d’albums ont vraisemblablement été impactées par le mouvement social des gilets jaunes. Le chiffre d’affaires du marché physique (prix de gros hors taxes) était en recul de 9,4% en novembre 2018 et la baisse a atteint les 15% en décembre alors qu’il s’agit de la période de ventes d’albums la plus importante de l’année. L’indicateur de la consommation réelle, à savoir le chiffre d’affaires des ventes au détail, a connu une baisse moindre à 7%. 

5,5 millions d’abonnés payants en France contre 10 millions en Allemagne

Le marché numérique est essentiellement composé par le streaming qui représente maintenant 90% de ce segment, et pèse 51% du marché global contre 41% en 2017. L’information majeure des derniers résultats du marché de la musique enregistrée porte bien évidemment sur la bascule vers le streaming qui devient le premier mode de consommation de la musique. Il a rapporté 301 millions d’euros en 2018. L’autre tendance majeure à retenir est la prise en maturité du marché français en matière de streaming qui commence à s’imposer véritablement dans les habitudes des consommateurs de plus en plus enclins à payer pour accéder à la musique en streaming. Alors qu’il y a encore récemment le streaming était clairement dopé par les partenariats entre les plateformes et les opérateurs mobiles (Deezer et Orange, Spotify et Bouygues), les souscriptions d’abonnements (stand-alone) ont remarquablement progressé ces deux dernières années en France. 5,5 millions d’abonnés payants aux plateformes de streaming ont été recensés fin 2018. C’est plus d’un million en plus qu’en 2017. Les abonnements payants ont généré 243 millions d’euros en 2018 soit 81% du segment. « La part des abonnés stand-alone est maintenant bien supérieure à celle composée des partenariats » précise Olivier Nusse, Président d’Universal Music France et Président du SNEP. Les plateformes maintiennent leurs efforts pour accélérer les souscriptions d’abonnements par le biais d’opérations commerciales. La Fnac offre trois mois d’abonnement premium à Deezer pour tout achat d’un casque ou d’une enceinte connectée supérieur à 49 euros. Les abonnés à Bouygues Telecom bénéficient d’un tarif préférentiel pour souscrire à Spotify à 6,99 euros pendant six mois. La popularité du streaming s’illustre aussi par l’augmentation substantielle des volumes de streams sur les plateformes et des vues sur YouTube. 57,6 milliards de streams ont été comptabilisés en 2018 et le chiffre a doublé en deux ans. Mais le streaming vidéo ne rapportant que 11% des revenus sur le streaming, dans l’attente que les ayant droit négocient des licences avec de meilleures redevances avec YouTube suite à l’adoption de la directive droit d’auteur, il ne constitue pas une source de croissance suffisante. La croissance du streaming va donc de pair avec celle des souscriptions d’abonnements. Or elle ne progresse pas aussi vite que dans les autres pays européens tels que l’Allemagne qui compte plus de 10 millions d’abonnés. Le manque de consentement à payer malgré le prix abordable des formules d’abonnement, la bataille de l’attention menée conjointement par les réseaux sociaux, la concurrence des plateformes VOD (Netflix, Amazon Prime) et le stream-ripping (fonctionnalité permettant de convertir une vidéo sur YouTube en fichier MP3 téléchargeable) sont des facteurs qui participent à ralentir la conversion des consommateurs. Mais la pénétration du streaming pourrait certainement être bien meilleure si le mode de consommation était plus populaire auprès des français. Ce qui nécessite avant tout des services plus identifiés, une offre plus lisible et plus attractive et des fonctionnalités mieux connues du public. Le constat est partagé par les dirigeants des filiales françaises des plateformes de streaming comme par les patrons des majors. « Nous n’avons pas commencé le storytelling du streaming ensemble et n’avons pas encore réussi à en démontrer la valeur. On se rend compte qu’il y a énormément de travail à faire pour promouvoir le streaming par abonnement » concède Alexis de Gemini, Directeur Général de Deezer France. Les plateformes et les producteurs ne s’accordent pas encore sur les solutions à apporter pour impulser le streaming par abonnement, mais convergent au moins sur la nécessité d’aller plus loin. « Il y a besoin de démocratiser l’usage » souligne Olivier Nusse, Président d’Universal Music France. L’une des solutions envisagées pourrait être de mener des opérations de communication autour du streaming pour promouvoir l’usage. « On pourrait peut-être se donner ensemble une ambition avec par exemple une campagne médias à définir sur le web, en social media, en TV, ou encore au cinéma » propose le Directeur Général de Deezer France.

Conversion des abonnés gratuits

En attendant de faire croître la popularité du streaming, l’industrie compte également sur la conversion des abonnés gratuits vers le payant. Une tendance ralentie par les mêmes facteurs que ceux qui freinent l’essor du streaming. De quoi interroger la capacité de l’offre gratuite à convertir les consommateurs vers le payant. Les plateformes ont des positionnements distincts, Deezer ayant une offre gratuite « avec une expérience dégradée » d’après ses dirigeants, Spotify proposant une offre gratuite toujours plus qualitative et Apple Music ne proposant que trois mois de gratuité. Pour les producteurs, l’offre gratuite est légitime. « Les plateformes ont besoin de passer par le gratuit pour recruter. Il s’avère qu’il y a quand même des taux encourageants de transformation du gratuit vers le payant, ce qui confirme la nécessité de passer par ce système » observe Thierry Chassagne, Président de Warner Music France. L’attractivité de l’offre gratuite génère certainement du trafic mais s’avère peu rentable puisque seuls 8% des revenus du streaming sont générés sur le gratuit. Les acteurs de l’industrie ont des avis divergents sur la question. « La priorité doit être la différentiation entre l’offre gratuite et l’offre payante. Il y a un niveau de satisfaction des abonnés aux formules gratuites qui est extrêmement élevé. Les plateformes font régulièrement des études NPS (NDLR : Net Promoter Score, un indice de satisfaction) et le niveau de satisfaction est supérieur à 85%. Or le confort participe à la valorisation de l’offre et au développement du marché » confie le dirigeant d’une structure importante. L’analyse de Denis Ladegaillerie contraste avec le discours majoritaire dans le secteur : « Pour moi, le problème du transfert de valeur en France est incarné par la composante gratuite de Deezer et de Spotify qui sont beaucoup trop généreux, ne monétisent pas suffisamment les revenus et ne convertissent pas suffisamment les abonnés gratuits en abonnés payants. C’est particulièrement vrai sur le marché français pour Deezer. On a là une vraie problématique de perte de valeur puisqu’on est vraiment sur de l’utilisation et de l’écoute de musique. Et ce sujet, qui n’est absolument pas levé par les maisons de disques, doit être traité pour créer de la valeur pour les artistes » tranche le PDG de Believe Distribution Services. La plateforme française assume sa stratégie. « Le gratuit est important pour donner envie à des gens qui écoutent la musique principalement sur YouTube ou en illégal. Le marketing autour de l’offre gratuite du streaming est très cher et nous perdons de l’argent. Le streaming gratuit représente moins de 10% des revenus de Deezer. Aucun d’entre nous ne souhaite garder le client au sein du service gratuit puisqu’il rapporte beaucoup moins que le payant. Mais on n’a effectivement pas trouvé la fluidité de la conversion vers le gratuit » précise Alexis de Gemini. Les discussions entre producteurs et plateformes devraient faire émerger des solutions pour maintenir et accélérer la croissance du streaming portée par les souscriptions d’abonnements payants. La pérennité et l’accélération de la croissance du marché de la musique sont en jeu.

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