La bascule contractuelle, marge de manœuvre potentielle pour optimiser le partage de la valeur entre artistes et producteurs

8
minutes

Le streaming s’impose chaque année un peu plus dans les habitudes de consommation. Le pallier symbolique des 5 millions d’abonnés payants devrait être franchi en 2018. Un indicateur d’autant plus symbolique qu’il s’accompagnera de la bascule du marché de la musique enregistrée vers le numérique qui devrait représenter plus de 50% des revenus. La pérennisation du modèle du streaming payant, sur lequel repose d’ores-et-déjà un tiers (34,8%) du marché sera que renforcée dans le rang des priorités de l’industrie. Mais le rôle du streaming en tant que moteur de la croissance du marché de la musique enregistrée pose un autre enjeu de taille, celui du partage de la valeur. Si la correction du transfert de valeur qui s’est opérée au bénéfice de certaines plateformes est au cœur des discussions à Bruxelles avec la directive droit d’auteur, au niveau français, le partage de la valeur entre les producteurs et les artistes est aussi bien classé parmi les dossiers prioritaires de la filière. Avec en guise d’épicentre une problématique complexe, celle des relations contractuelles.

Le caractère hybride du marché de la musique enregistrée entre physique et streaming semble être le meilleur modèle pour le secteur compte tenu de la diversité des habitudes de consommation pour les albums de musiques urbaines au jazz en passant par l’électro et la chanson. Le marché physique, toujours majoritaire l’an dernier avec 51,2%, devrait conserver une part de marché élevée dans les prochaines années malgré sa baisse continue. Il faut dire qu’outre la force du réseau de distribution sur l’ensemble du territoire, le marché français a cette spécificité d’avoir un marché de cadeaux relativement important avec un point d’orgue des ventes d’albums lors des fêtes de fin d’année. Mais cette multiplicité des modes d’exploitation pose au moins une difficulté pour les artistes, les producteurs, et leurs représentants : la définition de la rémunération des artistes pour l’exploitation des œuvres sur le streaming. La configuration actuelle du marché de la musique enregistrée – dont la mutation est toujours en cours – est à tout le moins un ralentisseur pour l’évolution des relations contractuelles entre les artistes et les producteurs. Et pour cause, plusieurs juristes s’accordent sur le constat que la majorité des contrats signés entre les artistes et les producteurs auraient encore pour base de rémunération le mode d’exploitation du physique et qu’ils ne seraient pas adaptés à la réalité du marché sur lequel l’exploitation sur le streaming est toujours plus importante. Ce que contestent les producteurs. D’après Guillaume Leblanc, Directeur Général du SNEP, « Le partenariat historique entre artistes et producteurs évolue naturellement avec l’importance croissante du streaming. Cela offre aujourd’hui aux artistes plus d’avantages dans une négociation avec un label. Le marché est aujourd’hui fortement concurrentiel entre les labels et la reprise d’un solde de signatures positif en témoigne ».

Nouvelle donne impulsée par les succès des musiques urbaines

Il est compliqué de dresser un panorama exhaustif en la matière. Les pratiques sont multiples et ajustables en fonction des projets et des artistes, en plus de varier entre autres selon de la taille des labels et leurs politiques respectives. S’y ajoute le caractère confidentiel des contrats qui justifie la prudence des déclarations des producteurs sur le sujet. Un état des lieux ambivalent est dressé par l’Avocat Jean Aittouares (cabinet OX Avocats), spécialisé dans la propriété intellectuelle et les nouvelles technologies: « l’évolution du marché qui s’est opérée ces dernières années n’a pas révolutionné les contrats. Ils ont assez peu évolué depuis que les contrats dits à 360° se sont répandus dans le secteur. En revanche, le rapport a un peu changé ces dernières années dans certains cas et en particulier pour les artistes des musiques urbaines. Le streaming, on le sait, est devenu le mode de consommation prépondérant des musiques urbaines. Les artistes de musiques urbaines se trouvent donc dans une position de force qui leur permet de négocier des contrats plus favorables. Ces contrats ont un mouvement d’entraînement et sont en train de faire bouger les lignes ». Ce constat émis par un Avocat en charge de la défense des intérêts de nombreux artistes (Gaël Faye, Her, Dominique Dalcan, Charlotte Gainsbourg, Tara McDonald) notamment en amont des signatures de contrats avec les labels n’est cependant pas tout à fait partagé par les producteurs indépendants. « Lorsque nous interrogeons nos membres, tous font état d’une bascule dans leurs relations contractuelles avec les artistes depuis trois ou quatre ans. On est dans un rapport qui tourne nettement à l’avantage des artistes. Les niveaux de royalties sont substantiellement plus élevés qu’au début de l’avènement du digital. Les contrats sont de plus en plus sophistiqués avec des dispositions qui sont un mélange de celles des contrats d’artistes, de licence et de distribution. Pour les musiques urbaines, on tend vers 90% de contrats dans lesquels l’artiste est son propre producteur. Nous sommes entrés dans l’ère des contrats hybrides. Et le grand vainqueur de ce changement de paradigme est l’artiste » tranche Jérôme Roger, Directeur Général de l’Union des Producteurs Français Indépendants (UPFI).

Quid de la pertinence de la garantie de rémunération minimale

Quelles que soient les positions des acteurs de la filière, tous s’accordent au moins sur la nécessité de développer un écosystème de la musique en ligne vertueux en termes de partage de la valeur. Les représentants des producteurs, des artistes et des plateformes s’y sont engagés depuis bientôt trois ans. En revanche, il y a au moins autant de préconisations pour faire valoir un juste partage de la valeur en faveur des artistes qu’il y a de parties. Celles qui divisent le moins, à défaut de rassembler le plus, s’organisent autour d’une rémunération minimale garantie (GRM). L’accord signé en juillet 2017, et sur lequel sont revenus les syndicats d’artistes dans la foulée en demandant sa non-extension, est considéré comme satisfaisant par les producteurs. Ces derniers estiment que dans la mesure où l’étude du cabinet BearingPoint a établi le taux moyen de redevance (avant abattements) sur les recettes tirées du streaming pour les artistes signés en labels indépendants à 10,6% (27,3% en licence) et à pour ceux signés en major 10,9% (24,8% en licence), l’instauration par l’accord de juillet 2017 des taux respectifs de 11% et 13% pour des artistes signés en majors et en indépendant était une avancée. En tout état de cause, la pertinence de la rémunération minimale garantie pour rendre effectif le partage de la valeur en faveur des artistes est discutable. Sans rentrer dans les détails, confidentialité des contrats oblige, les producteurs des maisons de disques comme des labels indépendants font le même sous-entendu que dans la majorité des contrats, les taux de redevance minimum sont déjà au-delà de 10%. Une réalité de fait qui expliquerait donc l’insistance des syndicats d’artistes à conditionner leur signature d’un accord sur la garantie de rémunération minimale à l’expression des taux en nets, et non en brut, pour que les montants ne soient pas affaiblis par des abattements. Mais le caractère déficitaire de la production des nouveaux catalogues notamment en raison des investissements est une réalité du marché à prendre à compte. « Les maisons de disques disposent d’un argument fort et légitime qui est que l’investissement pour qu’un album fonctionne reste à peu près identique. Elles ont une base de coûts fixe, qui reste la même quel que soit le mode d’exploitation, ce qui change, ce sont les couts variables » concède Me Aittouares. L’étude réalisée par le cabinet BearingPoint l’an dernier a d’ailleurs évalué à -18,3% la marge de rentabilité des albums exploités dans le cadre de contrats d’exclusivité en labels indépendants tandis que le chiffre s’effondre à -41,4% pour les nouveautés issus de contrats d’artistes avec les maisons de disques. « En réalité, il y a énormément de contrats et de projets qui ne sont pas rentables. Donc en fait la logique économique qui sous-tend le marché fait que je ne pense pas que ce soit un pourcentage minimal qui règlera le problème. Sur un projet pas rentable, 11%, 13%, 20% ou 30%, ça ne fera de toute façon pas grand chose pour l’artiste, et par ailleurs cela plombera les comptes des labels sur tous les projets à perte » analyse Me Aittouares. Autre réalité de fait qui relativise la pertinence de la rémunération minimale en tant que garantie du partage de la valeur en faveur des artistes, le fait qu’elle n’instaure qu’un plancher pour la rémunération. Ce qui ne résout absolument pas la problématique de l’établissement des modalités de rémunération de l’artiste pour l’exploitation des œuvres sur le streaming. Une question qui nécessite des réponses dans tous les cas de figure, que le projet soit un succès ou un échec sur le plan commercial. D’où la prééminence de l’équilibre dans les relations contractuelles entre les artistes et les producteurs. Ce que les juristes appellent la « bascule contractuelle ». Une marge de manœuvre dont le potentiel n’est pas des moindres, bien que diamétralement opposée à l’approche des organismes de gestion collective des droits des artistes-interprètes qui estiment, d’après le Directeur des affaires juridiques de la SPEDIDAM, Xavier Blanc, que la juste rémunération ne peut pas être obtenue dans les contrats.

Partager cet article