Frances Moore – IFPI : « La directive droit d’auteur est la première réglementation au monde qui permettra de mettre en place un écosystème vertueux »

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Frances Moore, Directrice Générale de l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industry)

La pérennité de la croissance du marché mondial de la musique enregistrée va de pair avec la progression du streaming payant dans les habitudes de consommation. La 4ème année de croissance pour le marché mondial constatée en 2018 avec un chiffre d’affaires de 19,1 milliards de dollars a bien évidemment été permise par l’augmentation des revenus du streaming à hauteur de 34%. Une dynamique de croissance très encourageante, portée par des marchés comme l’Amérique Latine (+16,8%) et l’Asie (+11,7%), mais teintée de disparités avec le retard des marchés européen et africains malgré des perspectives de croissance indéniables. 2019 sera l’année où le streaming représentera la première source de revenus du marché mondial. Et pour l’industrie musicale – dont les producteurs représentés au niveau mondial par l’IFPI sont les principaux acteurs avec notamment les éditeurs et les organismes de gestion collective – l’évolution du cadre réglementaire pour équilibrer les rapports entre ayant droit et plateformes permettra de garantir que l’évolution de la consommation de la musique profitera à l’ensemble de la chaine de valeur. C’est ce que confirme Frances Moore, Directrice Générale de l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industry), dans une interview exclusive accordée à CULTUREBIZ.

CULTUREBIZ : Comment voyez-vous la dynamique du marché mondial de la musique enregistrée portée par le streaming ?

Frances Moore : Notre ‘Global Music Report’ publié récemment annonçait qu’en 2018 les revenus du marché mondial de la musique enregistrée avaient augmenté de 9,7%. Les maisons de disques portent bien évidemment cette croissance et continuent d’investir sur les artistes, d’investir sur le volet de l’innovation et pour rendre accessibles et promouvoir des millions de titres sur les centaines de plateformes disponibles dans le monde. Pour autant, nous restons prudents. Il reste beaucoup de travail à accomplir pour s’assurer que la musique soit pleinement valorisée sur toutes ses formes et que cette croissance s’inscrive sur le long-terme.

« Les maisons de disques ont contribué à redynamiser l’économie de la musique sur des marchés où le piratage était dominant »

L’accélération de la croissance fait tout de même face à des obstacles sur certains marchés, en particulier en Europe, tandis que l’Asie et l’Amérique Latine connaissent de fortes dynamiques de croissance. Le marché français reste équilibré entre le physique et le streaming d’autant que le nombre d’abonnés aux plateformes stagne. L’Allemagne a enregistré un déclin en 2018. Quelle est votre analyse sur le sujet et vos priorités pour pérenniser la croissance ?

La croissance rapide qui s’opère en Amérique Latine ou en Asie présage une bonne santé économique pour ces marchés dans les années à venir. En accompagnant le développement de nouveaux modes de consommation de la musique, les maisons de disques ont contribué à redynamiser l’économie de la musique sur des marchés où le piratage était dominant. La très large part des revenus de streaming dans des pays comme la Chine, le Brésil ou le Japon confirme que nous sommes dans une nouvelle ère qu’il y a une dizaine d’années.

Dans de nombreux pays, la transition qui s’est opérée sur plusieurs années, entre l’acte d’achat pour posséder la musique (CD, téléchargement) et maintenant le paiement pour accéder à la musique (streaming) engendre un basculement progressif des revenus. Sur certains marchés européens, l’on constate effectivement que l’appétence pour le format physique est plus enracinée qu’ailleurs. Pour autant l’année 2018 a été celle de la bascule en France et en Allemagne vers le streaming, qui représente maintenant la source majeure de revenus sur ces marchés. Les abonnements payants ont progressé de 25% en France l’an dernier tandis que les revenus ont progressé d’environ 33% en Allemagne. Il y a effectivement eu une baisse des revenus sur le marché allemand en 2018 mais elle s’explique en partie par des perceptions extraordinaires de droits pour l’année 2017 et qui ne s’est pas reproduite en 2018. Dans l’ensemble, la dynamique de croissance se poursuit donc sur ces deux marchés.

Les nombreuses possibilités d’accéder à la musique, de la stocker ou de l’écouter démontrent bien la détermination de l’industrie musicale à garantir le plus large accès à tous.

La progression de la consommation sur le mobile, l’arrivée de la 5G, et bien sûr la créativité et la popularité des artistes locaux jouent et sont amenés à faire croître la consommation de la musique sur les marchés émergents. Quelles sont vos priorités pour accompagner cette dynamique ?

L’Afrique est un continent incroyablement excitant, rempli de cultures foisonnantes et multiples qui s’apprêtent à se faire une place sur la scène mondiale. Les maisons de disques investissent, nouent des partenariats avec les opérateurs locaux et le développement à grande vitesse du mobile facilite toutes les dynamiques que nous constatons actuellement. Nous travaillons pour accompagner cette dynamique en répondant aux exigences de chaque marché en fonction de ses spécificités et en s’assurant que les fondations d’un écosystème vertueux et pérenne soient mises en place. Nous veillons notamment à ce que le droit d’auteur soit pleinement respecté et à ce que la lutte contre le piratage soit intensifiée. Nous accompagnons également nos membres, les labels et maisons de disques, pour comprendre les économies, les cultures, et les cadres réglementaires des pays émergents de sorte à mettre en place les stratégies adéquates pour garantir le développement et le succès de nouveaux artistes et des nouveaux genres de musique.

« L’atteinte au droit d’auteur reste une préoccupation majeure pour l’industrie de la musique »

La croissance du marché mondial de la musique se heurte encore à quelques obstacles tels que le piratage et le transfert de valeur. Pouvez-vous résumer les principales problématiques et les enjeux associés à ces sujets ?

A l’heure où les marchés de la musique poursuivent leur développement et leur mutation, il est primordial que les cadres réglementaires et les écosystèmes appropriés soient mis en place pour garantir une juste rémunération de la musique ainsi qu’un juste partage de la valeur en faveur des ayant droit pour réinvestir dans de nouveaux cycles de développement.

Nous poursuivons notre campagne contre le transfert de valeur, que nous définissons comme le fait que les plateformes de type YouTube ne s’acquittent pas des justes rémunérations pour l’exploitation de musiques en faveur de ceux qui investissent. La directive droit d’auteur est la première réglementation à l’échelle mondiale qui, si elle est transposée comme il se doit, permettra d’établir un environnement vertueux et équitable afin de négocier les meilleures conditions pour rémunérer les ayant droit et créateurs.

L’atteinte au droit d’auteur reste une préoccupation majeure pour l’industrie de la musique. Le stream ripping, à savoir l’action de télécharger en format MP3 des titres mis en ligne sur des plateformes, est maintenant la pratique liée au piratage la plus répandue. La fermeture il y a deux ans du plus grand site de stream-ripping au monde, YouTube-mp3, à la suite d’efforts coordonnés des labels et maisons de disques, a également eu un impact sur les autres sites similaires mais le problème subsiste. Ces sites génèrent d’importants revenus grâce à la musique et ce sans payer aucune rémunération aux ayant droit. Nous continuons donc à déployer notre stratégie pour lutter contre ces sites illégaux et encourager l’utilisation des offres légales.

La directive droit d’auteur, la directive Services de Médias Audiovisuels, ou encore la directive Platform-to-business sont parmi les réglementations qui font évoluer le cadre réglementaire pour permettre à la consommation de la musique de converger avec la croissance du secteur. Diriez-vous que le cadre réglementaire européen évolue dans la bonne direction pour mettre en place un écosystème vertueux ?

Nous avons effectivement vu plusieurs avancées positives au niveau politique. Notre campagne contre le Value Gap dure depuis quatre ans maintenant et a donné des résultats très positifs au niveau européen avec entre autres le vote de la directive droit d’auteur. Nous nous rapprochons de nos objectifs visant à endiguer le transfert de valeur pour les industries créatives.

Cette réglementation, qui est une première mondiale, confirme que les plateformes permettant la mise en ligne de contenus par les utilisateurs opèrent de fait un acte de communication au public et qu’elles doivent acquérir une licence auprès des titulaires de droits. Autre obligation, dès lors qu’il n’y a pas de licence acquise, elles doivent veillent à ce qu’aucun contenu mis en ligne sans autorisation des ayant droit ne soit disponible sur leur plateforme. Autre changement notoire, la directive droit d’auteur inclut également un principe de ‘stay down’ selon lequel les plateformes doivent rendre un contenu inaccessible et ce de manière définitive.

La nécessité de créer un écosystème vertueux et équitable entre le titulaire de droits et les acteurs du digital, par le biais de la législation, est plus importante que jamais. Et nous sommes pleinement mobilisés dans le monde entier pour résoudre les problématiques liées à cette thématique en exploitant toutes les opportunités.

Le sujet du « user centric » est au cœur des discussions entre les acteurs de l’industrie musicale et en particulier en France. Les producteurs indépendants s’accordent sur le besoin de basculer du modèle actuel, dit « market centric », au « user centric ». Les maisons de disques sont très réticentes en la matière jusqu’à présent, ce qui rend impossible la mise en place du user centric par le biais d’un accord. Y-a-t-il une position officielle de l’IFPI à ce sujet ?

Le sujet de la répartition des revenus générés sur le streaming est une problématique d’ordre commercial. Elle est directement liée aux contrats signés entre nos membres, les maisons de disques, et les plateformes de streaming. L’IFPI ne fait aucun commentaire à ce propos.

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