User centric : Deezer à l’épreuve de convaincre les ayant droit pour une bascule

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La maturité du marché du streaming se préfigure. L’émergence et la progression du streaming dans les habitudes de consommation, la croissance des abonnements payants, et l’augmentation constante des volumes et de la durée d’écoutes sont parmi les indicateurs qui l’illustrent sur un certain nombre de marchés bien qu’étant variables. L’affirmation du streaming en tant que mode de consommation dominant compte tenu de la bascule des revenus s’accompagne logiquement d’enjeux liés au partage de la valeur. Et la question de l’évolution du modèle de répartition des revenus monte en puissance dans les discussions entre les acteurs de l’industrie. Le tout sous l’impulsion de Deezer entre autres, au niveau français comme international.

Deezer veut basculer sur le modèle « user centric ». La décision est prise. Le sujet avait commencé à prendre de l’ampleur à la suite de plusieurs déclarations de son Président Directeur Général, Hans-Holger Albrecht, notamment au midem 2017. Depuis, la plateforme a défini sa stratégie et ses orientations pour faire évoluer sa politique en matière de redistribution des revenus. Le user centric est certainement l’un des sujets les plus complexes à appréhender pour les acteurs de l’industrie. Son principe n’est pourtant pas plus compliqué que les paroles d’un célèbre tube d’Orelsan. Avec le user centric, l’argent de l’abonnement d’un fan de Booba qui n’écouterait que la musique de Booba n’irait qu’à Booba. « Simple ». Or avec le modèle actuel, l’argent de ce même fan de Booba, qui écoute pourtant uniquement Booba, rémunère certes Booba mais aussi Kaaris. « Basique ». Et si Kaaris est plus écouté que Booba, alors l’abonnement du fan de Booba paie en réalité plus Kaaris que Booba. Tout est dit. Le user centric porte donc sur un changement de la formule de calcul des revenus reversés aux ayants droit. Le modèle actuel de la répartition des revenus sur le streaming est le suivant : les revenus des abonnements payants sont répartis proportionnellement à tous ces ayants droit en fonction de leur part de marché. Les parts de marché des ayants droit correspondent aux streams comptabilisés pour leurs phonogrammes respectifs sur l’ensemble du volume de streams des catalogues écoutés sur la plateforme. A contrario, le modèle dit « user centric » consiste à répartir les revenus générés par les abonnements de chaque utilisateur entre les ayants-droit des morceaux uniquement écoutés par chaque consommateur. Ce qui implique que la part de marché des ayants droit ne correspondrait plus au pourcentage de streams réalisés par leurs productions sur l’ensemble du volume de tous les phonogrammes écoutés, mais serait équivalente au pourcentage des écoutes comptabilisées sur chaque utilisateur.

Équité et diversité

En souhaitant opter pour une bascule vers le user centric, Deezer poursuit avant tout des objectifs en matière d’équité. D’après la plateforme implantée dans 185 pays, ce mode de répartition serait plus juste entre tous les artistes, genres, catalogues et ayants-droit. « Avec le système actuel de parts de marché appliquées à un total des streams cumulés de nos abonnés, les streams réalisés par nos abonnés les plus actifs diluent l’impact en termes de valeur des streams de nos abonnés moins actifs qui pourtant payent le même montant d’abonnement. Si ces plus gros streamers écoutent un ou deux artistes en particulier, alors cet ou ces artistes vont être survalorisés, mais au détriment des autres artistes. Avec le User Centric nous appliquerions toujours une part de marché mais appliquée à la consommation réelle de chaque utilisateur. C’est pour cela que ce système serait plus juste. Est-il normal qu’un utilisateur rémunère avec le prix de son abonnement un artiste qu’il n’a pas écouté ? Ma réponse est non. Le User Centric corrige cette anomalie, chaque abonné rémunère uniquement et justement les artistes qu’il écoute réellement » précise Ludovic Pouilly, Senior Vice President en charge des relations avec l’industrie musicale chez Deezer. L’autre effet recherché avec le user centric et qui va de pair avec le premier porte sur l’amélioration de la monétisation de genres les moins écoutés. L’adoption du streaming par tous types de publics sous-entend que les abonnés aux plateformes sont répartis sur l’ensemble des tranches d’âge de la population. Les plateformes de streaming pourraient donc avoir parmi leurs contingents d’abonnés, une part plus ou moins importante qui écoute un nombre de genres limité. D’autant que le caractère sélectif de l’offre a été renforcé par une segmentation des catalogues proposés sur les interfaces d’accueil et par l’éditorialisation des playlists. Ce pourrait particulièrement être le cas pour Qobuz, qui observait fin 2017 que les genres pop / rock et classique cumulaient une part de 60% des volumes de streams. D’un point de vue global, si ces consommateurs écoutent un nombre de genres et d’artistes relativement limité alors les recettes générées par leurs abonnements reviennent, par définition, beaucoup moins à ces artistes et beaucoup plus à des artistes qu’ils n’écoutent pas ou très peu. Sur un modèle « user centric », ces recettes seraient a priori réparties uniquement aux ayants-droit des morceaux écoutés par ces mêmes consommateurs.

L’absence d’accord des majors fait office de droit de véto

La configuration actuelle du marché sur le streaming, avec une forte concentration de la consommation sur les musiques urbaines notamment, rend le modèle user centric particulièrement attrayant pour les labels indépendants. Ces derniers sont évidemment soucieux que leurs catalogues soient mieux monétisés sur les plateformes et leurs artistes mieux rémunérés compte tenu de la taille humaine de leur catalogue. Jérôme Roger, Directeur Général de l’Union des Producteurs Français Indépendants, avait d’ailleurs lancé un appel au basculement vers le user centric dans une interview à CULTUREBIZ en octobre 2017. Mais le modèle user centric est pour l’heure loin de faire l’unanimité. Du côté des plateformes, la bascule est encore uniquement portée par Deezer. Ce n’est pas une cause commune au sein de l’ESML qui représente Spotify, Deezer et Qobuz, la plateforme suédoise ayant manifesté un certain nombre de réserves vis-à-vis de son efficience. Concernant Qobuz, son Président Denis Thébaud avait annoncé dans CULTUREBIZ en décembre 2017 y être favorable à condition que cela n’apporte pas de désorganisation sur le marché. Qu’à cela ne tienne, Deezer a pour sa part décidé d’accélérer les discussions avec les acteurs de l’industrie à ce propos. Et ce pour une raison simple, à l’échelle française comme au niveau international, il pourrait tout à fait être probable que le modèle user centric soit adopté uniquement pour Deezer et que le modèle classique reste la norme pour Spotify et Apple Music. La plateforme se déclare disposée à rendre effective cette bascule uniquement en France à défaut de le faire à l’échelle mondiale, et ce dans l’optique de l’élargir à d’autres marchés par la suite. « Nous avons investi dans des moyens pour développer le mode de répartition sur le user centric. Nous sommes prêts techniquement parlant à répartir sur une base user centric dès à présent. Nous sommes pragmatiques et si nous devons démarrer par la France où Deezer est leader alors nous le ferons. Ce n’est pas plus mal que les choses bougent à partir de la France, cela montre qu’il y a de l’effervescence. Mais l’objectif n’est pas de limiter ce modèle à la France » confirme Ludovic Pouilly. Mais deux passages incontournables font face à l’ambition de Deezer. Dans la mesure où la répartition des revenus sur le streaming doit inexorablement être faite sur 100% de parts de marché, basculer sur le user centric implique d’obtenir l’accord de l’ensemble des producteurs et de l’ensemble des éditeurs. Les décisions en la matière sont, au même titre que les contrats de licence signés, surtout prises au niveau mondial. Le SNEP fait tout de même part d’une possible prise en considération des spécificités du marché français, bien qu’il s’interroge sur la réelle efficience de user centric. Les réticences des majors au niveau français s’expliquent d’abord par la prudence exigée par la complexité du sujet. Du point de vue d’Alexandre Lasch, Directeur Général du SNEP, « c’est un sujet qui touche à la question éminemment importante de la diversité musicale. La question de ce modèle est intellectuellement attrayante mais c’est difficile de prédire les effets positifs ou négatifs. Deezer donne une réponse uniquement technique mais l’environnement reste international compte tenu de la structure des contrats. D’autre part, un certain nombre de questions n’ont pas de réponses, nous avons besoin que les plateformes nous expliquent certains points ». La plateforme aurait pour l’heure obtenu entre 40 et 50 accords d’ayants droit. Néanmoins, pour l’heure, Universal, Sony et Warner n’ont pas fait part de leur intention de conclure un accord pour changer de modèle ni au niveau français ni au niveau mondial. Une sorte de droit de véto.  

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