Transfert de valeur : l’industrie musicale entre union et inactivité

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La France, l’Allemagne et l’Italie unies contre le transfert de valeur. Assurément une image forte et marquante de la 51ème édition du Midem. Les acteurs français de la musique, et leurs homologues italiens et allemands, appuyés par l’IFPI, ont renouvelé leurs attentes vis-à-vis de Bruxelles pour le partage de la valeur. Mais la simple union portée par Guillaume Leblanc, Florian Drücke et Enzo Mazza, certes unanimement saluée par les politiques, est jugée insuffisante par certains. Professionnels et politiques se sont renvoyés la balle des actions et initiatives à prendre au Marché international de la musique (Midem). Pendant que les lobbyistes des plateformes s’affairent à Bruxelles.

Le retour vers la croissance du marché de la musique enregistrée en France (+5,4%), et plus globalement la bascule numérique qui s’est opérée à l’échelle internationale, sont symboliques à double titre. Outre l’évidente meilleure rentabilité du secteur, le manque à gagner pour les ayants-droit qui y est associé est source d’insatisfaction de la filière. Le différentiel entre les revenus générés sur YouTube – 553 millions de dollars (507 M€) pour 909 millions d’utilisateurs – avec les 3,9 milliards de dollars (3,58 Mld €) rapportés par les 212 millions de consommateurs en gratuit des plateformes de streaming est on ne peut plus explicite. Sans un rééquilibre de la balance, les ayants-droit appréhendent d’être privés d’une partie de la valeur créée, qui devrait logiquement revenir à la création, et ce alors que le streaming s’imposent dans les habitudes de consommation et que les prévisions de croissance en termes d’abonnés payants aux plateformes de streaming présagent d’une croissance du marché sur le long terme. Le value gap est désormais, on le sait, la priorité absolue de l’International Federation of the Phonographic Industry (IFPI) et des entités en son sein, dont le Snep, la FIMI (Italie) et la BVMI (Allemagne). Les acteurs français, italiens et allemands de l’industrie de la musique l’ont confirmé avec la conférence organisée lors du pic de fréquentation du Midem. « Nous avons pensé que c’était le bon timing pour avoir cette discussion sur l’avenir de l’industrie, pas seulement entre nous mais avec d’autres acteurs » déclarait Guillaume Leblanc, Directeur Général du Snep, en introduction. Il faut néanmoins souligner l’absence de représentant de plateforme, ou de représentant du syndicat des Editeurs de Musique en Ligne (ESML), dont la participation aurait permis un débat en accord avec le principe du contradictoire.

Convergence sur les distorsions du marché

Professionnels et politiques s’accordent sur les distorsions sur le marché numérique de la musique. YouTube en concentre l’essentielle responsabilité. « La croissance ne cesse de s’accentuer. Le marché a donc plus que jamais besoin d’être régulé pour enrayer le transfert de valeur » a insisté Guillaume Leblanc, soulignant que « YouTube a certes payé environ 3 milliards de dollars à l’industrie de la musique depuis 2008, mais Spotify a payé 1,6 milliard de dollars à la filière juste pour l’an dernier ». Le cadre législatif qui réglemente les plateformes, et qui pour l’heure leur sert encore de caution, a une nouvelle fois été rappelé au Midem. Au lendemain de la conférence donnée par les avocats et juristes de l’International Association of Entertainment Lawyers (IAEL) ce sont les représentants français, allemand et italien de l’industrie de la musique qui ont dénoncé le statut derrière lequel se réfugie YouTube, nuisant à la filière en matière de répartition de la valeur comme de piratage. « La directive E-commerce a permis aux plateformes d’éviter de voir attribué un rôle actif. Les revenus du marché diffèrent en fonction des plateformes, et alors qu’elles offrent le même accès aux œuvres, elles rémunèrent les œuvres et les créateurs de façon disparate. Ce n’est plus soutenable » a déclaré Enzo Mazza, Directeur Général de la fédération de l’industrie de la musique italienne (FIMI). L’exaspération est également de mise en Allemagne. Fin 2016, la GEMA, société des auteurs, compositeurs et éditeurs, s’était félicitée de l’accord signé avec YouTube actant la rémunération de ses 70 000 créateurs pour l’exploitation de leurs œuvres, considérant une « étape majeur vers une rémunération équitable pour les auteurs sur le digital ». Mais cet enthousiasme n’est pas unanime en Allemagne. Florian Drücke, Directeur Général de la fédération de l’industrie musicale allemande, a effectivement confirmé que c’était une bonne nouvelle pour les consommateurs. Cependant, il a tenu à en nuancer la portée: « Il faut garder en tête que cet accord a été conclu dans un contexte où YouTube persiste à refuser une quelconque responsabilité vis-à-vis des contenus. Nous en avons assez d’entendre les mêmes excuses concernant un cadre qui date des débuts d’internet. Il y a une satisfaction des créateurs d’avoir enfin une rémunération. Mais il faut comprendre que tous les problèmes ne sont pas résolus sous prétexte d’un accord ».

La filière musicale sermonnée par Jean-Marie Cavada

Les filières musicales de la France, de l’Allemagne et de l’Italie appellent de leurs vœux des solutions à l’échelle européenne. « Nous avons besoin de rééquilibrer le transfert de valeur au niveau européen, parce qu’il s’agit de plateformes internationales » estime Florian Drücke. C’est évidemment le souhait de la filière made in France, le DG du Snep ayant pour sa part rappelé que « La Commission Européenne a dans son projet de directive sur le droit d’auteur identifié le value gap. Le marché a besoin d’être régulé pour enrayer le value gap ». Les politiques, en particulier les Députés européens, y sont sensibles et ont récemment, à l’instar de Constance Le Grip et Evelyne Gebhardt, réitéré leur soutien à la création. Mais certains pointent le manque d’activité et de mobilisation de la musique. Aucune annonce concernant d’éventuelles initiatives des acteurs de la filière ou des artistes n’a été faite au Midem. Jean-Marie Cavada a longuement insisté à ce propos lors de son intervention au Midem aux allures de discours. Selon l’eurodéputé, les torts sont certes en partie concentrés sur les discordances du marché organisées par les plateformes, entre refus de rétribuer la création, optimisation fiscale et dédouanement de responsabilité. « Les plateformes sont les seules au monde à faire du commerce avec des contenus qu’elles peuvent s’exonérer de payer aux créateurs. C’est totalement anormal » s’est exclamé Jean-Marie Cavada. Il partage l’enthousiasme modéré des acteurs de la filière concernant le retour de la croissance du marché : « Les chiffres sont satisfaisants mais c’est comme s’il fallait se contenter de la portion incongrue, ce qui est inacceptable. Je ne suis pas disposé à bondir de bonheur quand je vois que les industries musicales européennes regagnent un peu de terrain. Il faut prendre en considération le désastre des 10 dernières années ». Mais en parallèle, le Député Européen n’a pas manqué l’occasion d’être devant un parterre de leaders et acteurs de l’industrie française – dont les PDG respectifs d’Universal, Sony et Warner, le DG de la Sacem, ou encore les DG respectifs de Deezer et Spotify – pour souligner les manquements de la filière. « Tout est une question de rapport de force et de justesse de jugement. Parmi les industries culturelles, le monde de la musique est le plus silencieux. Nous législateurs sommes dos au mur. On ne vous voit pas, vos artistes on ne les entend pas » a insisté Jean-Marie Cavada. Il est vrai que pour obtenir un partage équitable de la valeur, conditionné à un rapport équilibré avec les plateformes, les auteurs, les producteurs, et même les artistes-interprètes, pour leurs intérêts respectifs, s’en remettent aux projets de directives et de réforme en chantiers à Bruxelles. Et manquent peut-être en la matière, et c’est tout le paradoxe, de créativité.

 

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