Thierry Chassagne – Warner Music France : « Le marché de la musique doit poursuivre sa progression sur le streaming et se maintenir sur le physique »

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Les trois majors peaufinent leur restructuration pour répondre aux exigences de l’évolution de la consommation de la musique, au besoin d’étoffer leurs services pour les artistes ou encore à la nécessité de défendre leurs parts de marché. Autant d’aspects au cœur de la stratégie de Warner Music France. Thierry Chassagne, son Président, en détaille les grands axes à CULTUREBIZ dans une interview. Le Président de la Société Civile des Producteurs Phonographiques (SCPP) en profite également pour s’exprimer sur plusieurs priorités de la filière musicale comme la pérennité de la croissance du marché ou encore l’exposition de la musique.

Thierry Chassagne, Président de Warner Music France (2004-2020) et Président de la SCPP (jusqu’en 2020)

CULTUREBIZ : Quelle lecture faites-vous des résultats du marché de la musique enregistrée en 2017 et des premiers indicateurs de l’année 2018 ?

Thierry Chassagne : Nous avons retrouvé le chemin de la croissance pour la seconde année consécutive l’an dernier. Le point d’inflexion est arrivé. Le marché de la musique enregistrée poursuit sa mutation et se compose à parité des revenus tirés des ventes physiques et du numérique. 2017 a été une année de transition avec un certain nombre d’abonnés « bundle » qui sont passés en premium. Le parc d’abonnés a certes été plus faible que l’on espérait, mais sa valeur a augmenté, ce qui est important pour nous producteurs qui sommes payés sur cette base. Les indicateurs sont aussi positifs depuis le début de l’année, avec la progression des abonnements payants qui se poursuit mais aussi une forte augmentation constatée sur le streaming gratuit. La progression du marché se fait essentiellement sur l’augmentation des abonnés payants. Et ce sont les plateformes qui pilotent leur développement, ce sur quoi nous les producteurs sommes totalement dépendants. Les volumes d’écoute donnent lieu à une répartition sur la base du nombre d’abonnements. Ce qui veut dire que si le parc d’abonnés stagne, le chiffre d’affaires également, et c’est une différence avec le marché physique où quand un artiste vendait 300 000 albums, la maison de disques récupérait la valeur créée dans la foulée. Le marché français a besoin d’un parc de 8 à 10 millions d’abonnés payants. On n’en est encore loin puisque la France compte un peu plus de 4,5 millions d’abonnés payants, et environ 5,5 millions avec les abonnements « famille ». L’Allemagne est à 10 millions d’abonnés payants avec un taux de pénétration bien supérieur, alors qu’elle dispose également d’un marché physique très fort. Nous avons donc du chemin à faire.

Le marché français de la musique enregistrée a une structure hybride entre physique et streaming. La France a la spécificité d’un marché de cadeau très fort avec des CD, et maintenant des vinyles, très plébiscités en fin d’année. La pluralité de l’offre avec les plateformes de streaming et les points de vente est-elle la meilleure configuration pour que tous les acteurs et toutes les musiques trouvent leur modèle, et pour répondre à la demande de tous les types de consommateurs ?

Il y a maintenant une offre complète sur le marché de la musique enregistrée en France. Et nous devons être dans l’anticipation pour les deux à trois prochaines années sur le digital et, parallèlement à cela, nous maintenir sur un marché du physique encore très important. C’est sans doute le meilleur modèle parce que les deux marchés sont quelque peu complémentaires. Les consommateurs qui achètent des albums et des vinyles en magasins ne sont pas les mêmes que ceux qui écoutent de la musique en streaming. Il y a très certainement une part commune avec des consommateurs qui découvrent des albums via le streaming gratuit et qui achètent en physique, de même que des consommateurs sur le streaming payant qui achètent aussi des vinyles pour l’objet. La résistance du marché physique s’explique aussi par la force du réseau de distribution dont nous disposons en France avec 3 800 points de vente et on voit que les enseignes spécialisées (Fnac, Cultura…) continuent à ouvrir des magasins, ce qui est positif.  Nous devons donc faire cohabiter ces deux écosystèmes. Le marché de la musique enregistrée doit poursuivre sa progression sur le streaming payant tout en se maintenant sur le physique.

« Warner Music France poursuit sa dynamique de croissance avec une part de marché entre 20% et 25% »

Au niveau des charts, les deux meilleures ventes de l’an dernier ont été des albums Warner (Ed Sheeran et Soprano). Est-ce que 2017 a été une bonne année sur le plan des résultats financiers, et comment se profile l’année 2018 ?

Nous avons réalisé de bons résultats en termes de chiffre d’affaires et de profits, comme c’était déjà le cas pour l’année 2016 par rapport à 2015. Warner Music France poursuit sa dynamique de croissance. Notre part de marché varie en fonction d’un certain nombre d’éléments. Elle est entre 20% et 25%. Le segment où l’on a vraiment progressé est clairement les musiques urbaines où l’on a beaucoup investi depuis deux ans et demi, ce qui a porté ses fruits au vu de l’émergence d’un certain nombre d’artistes. 2018 sera une bonne année aussi en termes de positionnement dans les charts. Parmi les principales sorties d’albums attendues, il y aura effectivement Johnny Hallyday, mais également Muse, Soprano, Zaz, Kids United, David Guetta, Ofenbach, SCH ou encore Christine and the Queens chez Because que nous distribuons. Warner Music France sera donc un acteur majeur de cette fin d’année.

« Avec le streaming nous pouvons exploiter beaucoup d’informations en amont, d’où nos besoins forts en récolte et en analyse de données »

La valeur créée par la consommation de la musique en streaming s’accompagne de nouveaux enjeux autour de la data. L’exposition sur les plateformes, avec notamment la présence dans les principales playlists, est devenue une priorité pour les producteurs. En quoi est-ce que cela impacte l’activité de Warner ?

Marché physique et numérique ne se travaillent pas du tout de la même façon, et les structures étant différentes, il faut donc avoir des spécialistes sur chaque secteur. Nous avons dû nous adapter et faire évoluer nos structures. Sur le streaming, notre stratégie est similaire à celle que nous avons vis-à-vis des radios. Ce que l’on demande aux équipes en charge du streaming c’est de parvenir à rentrer dans les plus grosses playlists des plateformes, d’abord dans celles de genres puis dans celles des hits du moment parce que c’est ce qui accélère les volumes d’écoutes.

Il faut savoir que nous n’avions pas accès aux contenus des sondages effectués par les radios pour étudier les comportements des consommateurs. La différence avec le streaming, c’est que nous avons accès à toutes ces données, et ce sur la durée complète des titres et sur un panel complet de consommateurs. Par exemple, nous pouvons constater si à l’écoute d’un titre « X » les streamers l’ajoutent à leurs playlists, l’écoutent en entier, changent de morceau etc., tout un ensemble d’informations qui nous permettent de suivre la vie des titres. Avec le streaming nous pouvons exploiter beaucoup d’informations en amont. D’où nos besoins forts en matière de récolte et en analyse de données, parce que nos équipes au sein des labels ont besoin d’outils et d’aide à la décision. C’est capital pour nous de maîtriser tous ces aspects. Aujourd’hui on ne peut pas prendre le virage de l’urbain sans maîtriser Snap et Instagram alors que les 13/19 ans y sont plus que sur Facebook et Twitter. Nous avons besoin d’avoir de l’impact à très court terme c’est-à-dire dans les 24 à 48 heures.

Pouvez-vous préciser les investissements récemment faits dans cette logique d’adaptation ?

Nous achevons tout juste notre réorganisation. Chez Warner Music France, une quinzaine de postes nouveaux sur le digital a tout juste été créée. Nous avons sorti l’activité liée au streaming du pôle commercial et l’avons mis sous un pôle digital à part entière avec à sa tête Alain Veille. Ce pôle, composé d’une trentaine de personnes, réunit notamment des spécialistes sur la data, sur le CRM pour mieux connaître et fidéliser les fans, sur la création de contenus pour les réseaux sociaux, sur l’innovation, sur la création d’applications… Ce sont des professionnels en provenance surtout du numérique, notamment des plateformes, des start-ups, des marques ou encore du commerce. Nous avions besoin de ces spécialistes pour agrémenter notre savoir-faire. Au-delà des postes nouvellement créés, les métiers ont considérablement évolué ces dernières années dans d’autres départements comme le commercial, le juridique ou encore la supply chain. Même les budgets que nous présentons sont très différents de ceux que l’on avait il y a trois ans. Nous avons aussi mis des responsables digitaux au sein des labels pour accompagner les départements artistique, marketing et promo, analyser les plateformes et les médias, afin d’accompagner au mieux nos projets. Par ailleurs, Warner Music Group a racheté la start-up Sodatone en mars dernier pour scanner les projets à forts potentiels dans différents genres musicaux et dans le monde. C’est devenu indispensable. Avec le streaming, la musique n’a plus vraiment de frontière et c’est particulièrement vrai pour l’électro où tout se joue sur la scène internationale comme le confirment les innombrables succès planétaires de David Guetta, et les tubes récents de Feder et d’Ofenbach.

« Si le service public a un défi, en particulier dans un contexte de réforme, c’est de mieux exposer la musique »

Compte tenu de tous les nouveaux outils de distribution, de monitoring et de marketing sur les plateformes et réseaux sociaux pour les professionnels et les artistes, le métier de producteur est-il toujours aussi indispensable ?

Il y a plus de 4 000 producteurs en France. La Société Civile des Producteurs Phonographiques (SCPP), que je préside, reçoit plusieurs nouvelles demandes d’adhésion par mois et compte déjà plus de 2 800 membres, auxquels s’ajoutent les quelques 1 300 adhérents de la SPPF. Le nombre de producteurs continue donc de croître… Certains acteurs prétendent que le métier de producteur est en train de disparaître. Ce qui est vrai, c’est que l’on peut effectivement produire avec moins de moyens financiers qu’il y a 20 ans, avoir accès à la distribution facilement, et avoir des outils pour la promotion. Mais la réalité est que si l’on veut arriver à un certain niveau de notoriété, de ventes et d’écoutes, ce qui impacte aussi sur les prestations live, il faut faire des investissements. On ne peut pas bénéficier des mêmes services avec un contrat de distribution qu’avec un contrat d’artiste ou de licence. Ce qui est certain, c’est que les artistes auront toujours besoin de services, et ce qui compte c’est qu’ils bénéficient des meilleurs services pour valoriser l’artistique.

Promotion et diffusion vont de pair. L’exposition de la musique à la télévision est au plus bas. Quelle est votre analyse sur le sujet et quelles peuvent être les marges de manœuvre pour la filière musicale ?

La place de la musique à la télévision est très faible avec seulement 1% sur M6, 6% sur W9 et sur France 2 et 9% sur CSTAR. Et les programmations dédiées à la musique comprennent les « télé-crochets » et les cérémonies de remise de prix. Très peu d’émissions sont dédiées à la découverte de nouveaux talents. Si le service public a un défi, en particulier dans un contexte de réforme, c’est de mieux exposer la musique. Les artistes ont besoin d’une fenêtre d’exposition pour leur musique, pour trouver leur public et pour élargir leur fanbase. Les jeunes regardent certes de moins en moins la télévision mais ils regardent de plus en plus de contenus sur les plateformes. Il pourrait donc tout à fait y avoir plus de programmes ciblant ces publics sur le non-linéaire. L’impact de l’exposition d’un artiste à la télévision reste considérable. L’un des derniers exemples en date est le passage à Taratata de Charlotte Cardin, une nouvelle artiste d’origine québécoise. Malgré une diffusion en seconde partie de soirée, ses ventes ont été multipliées par cinq. Et l’exposition de la musique à la télévision est importante à double titre, parce qu’elle profite autant au secteur de la musique enregistrée qu’au secteur du live, en incitant les publics à acheter les albums, à écouter en streaming, mais aussi à acheter les places de concerts. Si l’on veut assurer une diversité de l’offre et des genres, il faut que le service public expose mieux la musique, toutes les musiques. C’est ainsi que l’on pourra éviter d’arriver à une uniformisation de la production locale. Nous avons cette chance incroyable en France d’avoir 75% de la production qui est locale. Mais pour rester dans cette dynamique et continuer à produire différents genres de musiques, il faut des appuis en termes de diffusion.

« Les artistes signés des labels adossés à des groupes de médias bénéficient d’une visibilité et d’une exposition considérables. Les nouveaux entrants ne sont pas problématiques mais ils peuvent le devenir dès lors qu’il y a une distorsion de concurrence »

Warner, Universal et Sony ont de nouveaux concurrents que sont les labels montés en partenariat avec des groupes de médias (Play two avec TF1, Six et Sept avec M6). Les signatures de M Pokora chez TF1 Musique et plus récemment de Maire Gims chez Play Two leur ont donné une exposition considérable avec une participation à The Voice en tant que jury ou invités, des portraits et des documentaires. Cette montée en puissance des groupes de médias qui produisent maintenant les artistes qu’ils diffusent a-t-elle un impact pour l’activité des maisons de disques et peut-elle mener à d’éventuels conflits ?

La diversification est devenue indispensable pour les groupes de médias parce que le marché publicitaire est toujours plus concurrentiel. C’est compréhensible, et nous avions d’ailleurs aussi pris ce virage de la diversification avec la production des tournées de nos artistes lorsque le marché de la musique enregistrée était en crise. La production musicale fait partie de la stratégie des diffuseurs pour augmenter leurs revenus annexes. Etant donné que nous distribuons un de ces labels [ndlr: Play Two] portés par une chaine de télévision, nous bénéficions indirectement de cette association et en sommes d’ailleurs satisfaits. Le fait qu’il y ait de nouveaux entrants n’est pas problématique en soi. Mais ça peut le devenir dès lors qu’il y a une distorsion de concurrence. Il faut donc être vigilant parce que les artistes signés au sein de ces labels adossés à des groupes de médias bénéficient d’une visibilité et d’une exposition considérables, et qui n’est pas que publicitaire mais aussi promotionnelle. L’exposition donnée à certains artistes, auparavant signés en maisons de disques et avec déjà une très forte notoriété, est devenue sans commune mesure. Ils ont accès à des programmes très forts et sont aussi très clairement soutenus par certains groupes de médias qui réunissent des radios et des chaines télévisions. On voit clairement un soutien à ces artistes dans la programmation. Tant que cela reste sur un nombre très limité d’artistes et que ça ne créé pas de distorsion de concurrence, on peut faire avec. Mais il ne faudrait pas que ce que l’on remarque à l’échelle de quelques artistes se transforme en une stratégie globale. Si ces acteurs sont producteurs et qu’ils prennent aussi des risques, pourquoi pas, mais se concentrer sur les signatures de gros artistes et leur proposer une exposition qu’en tant que producteurs nous ne pourrions pas leur offrir, serait une vraie distorsion de concurrence. Nous sommes vigilants sur ce phénomène.

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