Partage de la valeur : les artistes-interprètes en attente de prises de position des politiques

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La bataille menée par les artistes-interprètes pour obtenir une juste rémunération dans le cadre du partage de la valeur créée par la consommation de la musique en streaming n’est pas encore perdue. Les semaines et les mois à venir seront décisifs du fait de la finalisation des propositions dans les textes en discussions dans les institutions européennes. Dans l’optique de faire valoir leurs intérêts, les artistes-interprètes s’activent pour sensibiliser des alliés pouvant être déterminants, à commencer par les parlementaires français et le Gouvernement.

La Spedidam et l’Adami tournent la page d’un quinquennat décevant en matière de rémunération et de partage de la valeur. Les multiples rendez-vous manqués, lors de la loi LCAP notamment, n’ont pas affaibli leur détermination à défendre les intérêts des artistes-interprètes. Le colloque annuel de la Spedidam était l’occasion de réaffirmer la stratégie des représentants des artistes-interprètes à l’échelle nationale et européenne. D’ailleurs, pour capter l’attention des professionnels et des politiques, la Société de perception et de répartition des droits des artistes-interprètes agrémente désormais sa communication d’indicateurs économiques, à l’instar d’autres organisations professionnelles comme le SNEP (syndicat des producteurs de phonogrammes) et le PRODISS (syndicat des producteurs de spectacles). Avec la présentation par Jean-Daniel Lévy de chez Harris Interactive d’une étude sur l’offre de spectacles et les pratiques culturelles des consommateurs, menée pour le PRODISS à l’automne dernier, la Spedidam se dote d’un argument supplémentaire. La juste rémunération des artistes-interprètes pour l’exploitation de leurs œuvres apparaît comme une demande cohérente compte tenu de la richesse de l’offre de spectacles et de musiques, auxquelles les artistes-interprètes sont indispensables, et de la contribution économique de ces deux secteurs. Mais aucun autre acteur de la filière musicale n’est rallié à cette demande.

Une majorité absolue d’opposants

Les organismes de gestion collective des droits des artistes-interprètes martèlent la nécessité que leur soit octroyée au niveau européen la capacité d’aller collecter, directement auprès des plateformes de streaming, une rémunération pour l’exploitation des œuvres. Comme chacun le sait les 36 organisations portant la voix des artistes-interprètes à l’échelle européenne par le biais d’AEPO Artis sont hostiles aux propositions de la Commission Européenne, qui avait mis l’accent sur la transparence dans les relations entre producteurs et créateurs. Et pour cause, ils estiment que « la juste rémunération ne peut pas être obtenue dans les contrats, la transparence n’étant utile que pour les artistes touchant des royalties, donc il faut aller plus loin » d’après le Secrétaire Général d’AEPO-Artis. Pour Xavier Blanc, également Directeur des affaires juridiques et internationales de la Spedidam, « les artistes ne peuvent pas avoir des rémunérations décentes pour le transfert de leurs droits dans des relations bilatérales artistes / producteurs ni même dans une relation d’accords collectifs entre producteurs et artistes-interprètes ». Mais cette demande des artistes-interprètes se heurte à une majorité absolue d’opposants. Les producteurs y sont strictement opposés. Les plateformes de streaming considèrent, selon les propos de Denis Thébaud, PDG de Qobuz, à CULTUREBIZ en janvier dernier que « l’on ne peut pas multiplier les péages et ajouter de la complexité qui doit être simple et lisible », et que « l’interlocuteur de l’artiste étant le producteur, c’est à ce niveau que les négociations doivent se faire ». Dans un entretien juridique réalisé par CULTUREBIZ au salon de la radio de l’audio digital fin janvier, Gilles Bressand, Délégué Général du syndicat des plateformes de streaming (ESML) s’était clairement exprimé sur le sujet : « Les artistes disent qu’ils ont du mal à dealer avec les producteurs. Dans ce cadre de négociation, au lieu de faire jouer les sociétés de gestion collective et syndicats pour faciliter les négociations entre producteurs et artistes, l’idée est de dire ‘allons chercher ceux qui paient déjà la musique à savoir les plateformes’. Je vois mal comment l’on peut faire payer ceux qui paient déjà. Aujourd’hui, les taux de reversement des plateformes de streaming sont très élevés par rapport à leur chiffre d’affaires ». Si les acteurs à contre-courant des artistes-interprètes sont nombreux, les parlementaires français ne sont pas insensibles aux principes qu’ils appellent de leurs vœux.

Des alliés potentiels à l’Assemblée Nationale

Plusieurs députés ont confirmé leur volonté que les artistes-interprètes obtiennent des garanties quant à une plus juste rémunération lors du colloque annuel de la Spedidam. C’est la position du Président de la Commission des affaires culturelles, Bruno Studer. Les artistes-interprètes peuvent également compter sur un allié non des moindres, Constance le Grip. L’ex-eurodéputée avait déposé un amendement allant dans le sens d’une rémunération plus équitable pour les artistes-interprètes dans le projet de la directive du droit d’auteur en commission juridique l’an dernier. Désormais Vice-Présidente de la Commission Culture de l’Assemblée Nationale, Constance Le Grip a réaffirmé son soutien « à la cause de la création et des artistes quels qu’ils soient », « estimant que la rémunération des artistes et des auteurs devait être placée au cœur de la défense de la création culturelle ». La députée a en parallèle fait part de sa volonté d’être « en capacité de porter et réaffirmer des principes et des positions qui sont historiquement celles de la France ». A ce propos, le groupe de travail dédié au droit d’auteur formé il y a quelques semaines avec des membres des commissions des affaires culturelles, des affaires européennes, des affaires étrangères et des lois devrait être « force de propositions » au moment de la transposition de la directive droit d’auteur d’après Constance Le Grip. La rémunération des créateurs est un enjeu central du projet de la directive sur le droit d’auteur en son article 13. Pour autant, le principe fait partie des contraintes à obtenir vis-à-vis des plateformes dans le cadre de la directive SMA (Services de Médias Audiovisuels). « Nous devons défendre la juste rémunération des créateurs » a déclaré Aurore Bergé, sans toutefois se prononcer en faveur ou contre ce droit à rémunération demandé par la Spedidam et l’Adami. Sans non plus prendre d’engagement clair, Aurore Bergé a tout de même affiché une intention d’agir concrètement en faveur des artistes-interprètes. « La France va transposer les directives, on peut aller au-delà pour faire mieux et c’est ce sur quoi on travaille. Si certaines dispositions ne sont pas satisfaisantes, nous irons au-delà notamment sur la question de la rémunération des artistes-interprètes, c’est un consensus fort au sein de notre groupe » a assuré la porte-parole du groupe LREM à l’Assemblée Nationale.

Dilemme

Françoise Nyssen rappelle régulièrement son engagement en faveur des droits des créateurs y compris en matière de rémunération. Mais les artistes-interprètes représentés par la Spedidam et l’Adami, de même que les auteurs de l’audiovisuel et du cinéma de la SACD et de SCAM, sont maintenant en attente d’une prise de position et d’un arbitrage clairs du Gouvernement. Tous s’accordent à dire que la prise de position de la France sur les enjeux du droit d’auteur et des droits voisins est attendue tant au Parlement Européen qu’au Conseil de l’Europe du fait de son leadership, de son influence et de son expérience en la matière. Néanmoins, la Ministre de la Culture se trouve dans une position inconfortable au moins en ce qui concerne les enjeux du secteur de la musique liés au partage de la valeur. Françoise Nyssen s’est clairement prononcée en faveur de l’instauration d’un écosystème de la musique stable et pérenne. Or, du point de vue des producteurs et des plateformes de streaming, l’instauration d’un droit à rémunération proportionnelle à l’exploitation des œuvres en faveur des artistes-interprètes viendrait court-circuiter la mécanique du partage de la valeur et la dynamique de reprise de croissance actuelle du marché de la musique enregistrée entre autres. Sans compter que cela viendrait remettre au premier plan les dissonances au sein de la filière musicale en quête d’un Centre National. Une prise de position explicite en faveur des artistes-interprètes paraît donc compliquée, et c’est face au même dilemme que se retrouveront les parlementaires français au moment où il s’agira de prendre position sur les dossiers en lien direct avec la rémunération des artistes-interprètes et plus globalement au partage de la valeur.

 

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