Le PRODISS mène l’offensive de la filière contre le marché noir de la billetterie en ligne

17
minutes

Partout où il y a de la valeur, il y a des voleurs. « Simple ». Les quelques 63 000 spectacles qui composent le paysage des spectacles en France avaient réuni plus de 26 millions de spectateurs en 2016, pour des recettes de billetteries estimées à 813 millions d’euros d’après les plus récentes statistiques du CNV. L’appétence des spectateurs, qui n’a cessé de croître vu la courbe de la fréquentation dans les salles de concerts et les festivals, attise forcément des convoitises. Certaines plateformes ont fait de la revente des places de concerts un véritable fonds de commerce. Lucratif. Mais abusif. En plus d’être illicite. « Basique ». 

Le secteur du live est confronté à une distorsion de marché similaire à celle rencontrée par l’industrie de la musique enregistrée avec le piratage depuis plus quinze ans. En parallèle des plateformes de billetterie en ligne, le marché noir s’est développé au fur et à mesure que la consommation en ligne des biens culturels s’est imposée dans les usages. Officiellement il n’y a qu’un marché officiel en France, celui de la vente de billets autorisée par les producteurs de spectacles. Mais sur d’autres marchés comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, ou les pays nordiques, il existe un « second marché », composé par des sites mettant en relation des particuliers souhaiter acheter et revendre des billets, appelées bourses d’échange. Il est à distinguer du « marché noir » de la billetterie en ligne qui tient son essence des plateformes de type Viagogo commercialisant elles-mêmes les billets. En France, le second marché n’est pas reconnu officiellement contrairement au Royaume-Uni. Il existe tout de même. Certaines plateformes revendiquent avoir des pratiques transparentes à l’instar de Ze Pass (Digitick / Vivendi), ou TicketSwap, plateforme néerlandaise opérant en France et dans une vingtaine de pays qui précise que le prix de revente des billets ne peut excéder leur valeur faciale. Néanmoins, ce « second marché » en plus de ne pas être reconnu en France s’inscrit aussi dans une économie informelle bien que toléré par les professionnels et les pouvoirs publics étant donné l’absence de poursuites. Ces plateformes sont assez transparentes, avec des mentions légales claires et les revendeurs y sont identifiés pour confirmer qu’il ne s’agit pas de revente habituelle. En revanche, la revente des billets sur une plateforme à l’image de Viagogo est illicite et abusive pour de multiples raisons. De prime abord, la plateforme présente son interface et s’apparente à un distributeur de billetterie et non à une bourse d’échange. Qui plus est, la revente des billets sur Viagogo s’effectue sans l’autorisation des producteurs et des diffuseurs. Et surtout, la plateforme a des pratiques commerciales entièrement opaques. 

Spéculation 

Les perspectives de création de valeur incommensurables offertes par le numérique à l’industrie du live sont autant d’opportunités pour les acteurs du marché noir de la billetterie. Dans l’optique de répondre à la demande constante pour les concerts des artistes les plus plébiscités sur la scène française et internationale, les plateformes illégales de reventes de billets seraient équipées pour acheter directement ou indirectement des lots de billets pour ensuite les proposer à la revente. Le procédé exact sur le marché français n’est pas connu, et il n’est pas évident d’affirmer avec certitude si les équipes de Viagogo achètent des contingents de billets auprès des distributeurs officiels pour ensuite les revendre pour leur compte ou bien si la plateforme est alimentée par des revendeurs officieux qui en ont fait une activité régulière. Dans les autres pays où le second marché est reconnu, il est cependant avéré que les plateformes comme Viagogo ou Stub Hub ont recours à des bots (programmes informatiques réalisant des tâches automatisées). C’est pour contrer ces pratiques qu’une loi, le « Better Online Tickets Sales Act » a été signée par Obama fin 2016. Ce qui est certain concernant le marché français, c’est que les billets revendus sur Viagogo le sont à des prix exorbitants et gonflés artificiellement à coup de frais non-justifiés. Par exemple, un billet en carré or pour le concert de Vianney prévu à l’AccorHotels Arena le 8 juin 2018 est vendu à 59 euros sur les plateformes légales. Or, le même billet en vente sur la plateforme Viagogo est au prix de 175 euros soit près de trois fois sa valeur faciale. Mais surtout, Viagogo applique un certain nombre de frais au moment de la transaction : des frais d’ « administration de 6 euros » et surtout « frais de réservations » et de la TVA pour un total de 58 euros, soit 33% du prix de vente sur la plateforme, et l’équivalent de la valeur faciale du billet. De la spéculation pure et simple à l’égard des consommateurs. 

La revente habituelle de billets sans autorisation interdite depuis 2012 

Le marché noir, en tant face cachée du marché officiel, a toujours existé. Déjà en 1919, une loi réprimait la revente de billets pour les pièces de théâtre et les concerts subventionnés par l’Etat à un prix supérieur à leur valeur légale. La lutte de la filière du spectacle contre la revente illicite de billets en ligne est bien évidemment beaucoup plus récente. Elle a pris de l’ampleur lors de l’émergence du e-commerce dans les habitudes de consommation. Période à laquelle s’est développée Viagogo sur le marché français. La revente illicite de billets sur Viagogo nuit à l’image de tout le secteur du live. Et pour cause, le prix de revente largement au-dessus de la valeur initiale ou la non-validité du billet – s’il a en réalité été revendu à plusieurs clients – sont autant d’anomalies sur lesquelles les clients ne manquent pas d’exprimer leur mécontentement notamment sur les réseaux sociaux. Des reproches légitimes, mais qui pourraient également être adressés aux producteurs, aux organisateurs de festivals ou encore aux artistes eux-mêmes. « Avec la prolifération du marché noir, il y a une atteinte portée à l’image des producteurs et globalement à toute la filière » commente Malika Séguineau, Directrice Générale du PRODISS. La réponse des pouvoirs publics, devant l’insistance des professionnels représentés au sein du PRODISS, ne s’était pas faite attente à l’époque. La revente de billets pour « une manifestation culturelle ou un spectacle vivant », « de manière habituelle et sans l’autorisation du producteur » est interdite depuis la loi du 12 mars 2012, venue modifier l’article 313-6-2 du Code Pénal. Et dans la foulée d’une victoire symbolique pour l’industrie de la musique enregistrée avec la fermeture du site de piratage le plus célèbre au monde en 2012 aux Etats-Unis, la filière du spectacle se félicitait des premières condamnations symboliques en matière de revente illicite de billets. En 2012 le gérant de l’une des premières plateformes du genre était condamné pour la revente de billets de nombreux concerts sans autorisation des producteurs. La même année la société éditrice du site Viagogo était condamnée en appel pour la revente de billets pour le festival Les Vieilles Charrues. D’autres condamnations sont intervenues depuis, au civil en 2013 ou encore au pénal en 2017, vis-à-vis de plateformes similaires et / ou de leurs gérants. 

Des marges difficiles à estimer en France 

La valeur générée par les plateformes de revente de billets sans l’autorisation des producteurs ne constitue pas de manque à gagner pour les producteurs, dès lors que tous les contingents de billets ont été vendus par les distributeurs agréés. « Il n’y a pas vraiment de manque à gagner pour nous producteurs dès lors que les places ont été vendues à la mise en vente auprès de nos distributeurs partenaires. Lorsqu’il y a revente, il s’agit de recettes qui ne nous reviennent tout simplement pas. Ce sont d’ailleurs pour les concerts qui affichent ‘sold out’ que l’on constate de la revente massive de billets » reconnaît Angelo Gopee. Pour autant, la revente de nombreux billets sur le marché noir, alors toutes les places mises à disposition auprès des distributeurs agréés n’ont pas encore été vendues, constituer une forme de concurrence déloyale. D’autant que Viagogo s’est alignée sur les plateformes du marché officiel de la billetterie en termes de référencement, au point d’apparaître en pôle position sur les moteurs de recherche dès lors qu’on inscrit « nom d’un artiste » suivi de « concert » ou que l’on inscrit juste « place de concert ». Des indicateurs suffisant pour affirmer que le nombre de billets vendus sur Viagogo est certainement considérable bien qu’il s’agisse de contingents de places très limités par concert. De quoi se questionner sur le poids financier du marché noir de la billetterie en France. Il y a quelques années, Jules Frutos (Alias Prod) estimait sa part de marché à environ 15% par rapport au marché légal. « Le chiffre d’affaires du marché noir est effectivement très difficile à estimer au niveau français, précisément parce qu’il s’agit d’une activité qui n’est pas licite puisque non autorisée par les producteurs de spectacles. Il est aussi compliqué d’estimer le nombre de producteurs et d’artistes concernés mais ils sont très nombreux à voir leurs concerts être référencés sans leur accord sur Viagogo » concède Malika Séguineau. L’agacement et le scepticisme sont des sentiments communs à tous les producteurs de concerts d’artistes français et anglo-saxons référencés sur Viagogo. Angelo Gopee, Directeur Général de Live Nation France, souligne que « ce qui est nouveau et surtout très grave c’est que le second marché de la billetterie soit devenu un véritable business pour des plateformes comme Viagogo qui en font un marché noir. Et cela se fait au détriment des spectateurs, on est sur des billets vendus beaucoup plus chers que leur valeur avec aussi un certain nombre de faux billets vendus.C’est compliqué d’avoir une idée de la marge réalisée par cette entreprise. Il faudrait connaître le nombre de billet qu’elle revend à l’année, et faire la différence entre leur prix de revente et le prix d’achat initial ». Les indicateurs relatifs au poids économique des principales du second marché et du marché noir sont rares. Mais le peu qui sont connus confirment que la revente de billets génère d’importantes recettes. Les plus fiables concernent la plateforme américaine Stub Hub, qui n’est pas implantée sur le marché français. En 2017, cette filiale de l’un des leaders mondiaux du e-commerce, eBay, a réalisé un chiffre d’affaires d’1,1 milliard de dollars soit 891 millions d’euros. De quoi laisser supposer de marges colossales pour cette plateforme cofondée par un certain Eric Baker, qui n’est autre que le fondateur et actuel Directeur Général de… Viagogo. La plateforme Viagogo revendique un total de 4 millions de billets référencés pour des évènements des concerts, des festivals, des pièces de théâtre ou encore des matches dans une cinquantaine de pays. Détenue par les sociétés Viagogo Entertainment Inc, immatriculée dans l’Etat du Delaware (Etats-Unis) et Viagogo AG, implantée sur le marché européen via la Suisse, réaliseraient un chiffre d’affaires d’après certaines sources de plusieurs centaines de millions d’euros au niveau international, avec un taux de marge nette autour de 20%. Son chiffre d’affaires est inconnu sur le marché français, mais il s’élèverait à près de 5 millions d’euros au Royaume-Uni. 

Procédures en séries au niveau international 

La valeur captée par les plateformes illicites de revente de billets pour des concerts en France se fait au détriment des bonnes pratiques sur le marché officiel. Les producteurs de spectacle estiment qu’il y a un réel préjudice. Partant de ce constat, le PRODISS a entamé une procédure pénale par le biais d’un dépôt de plainte avec constitution de partie civile à l’encontre des sociétés détentrices de la plateforme Viagogo. Une action symbolique puisqu’enclenchée par le syndicat de producteurs, diffuseurs et salles de spectacles, majoritaire de la branche avec 40% des entreprises et 54% des salariés. Et en parallèle, une nouvelle campagne de sensibilisation a également été entamée autour du slogan « Fan pas gogo ». Le PRODISS est épaulé par une alliance de producteurs, Alias productions (Jules Frutos), Radical (Christophe Davy), Corida (Assaad Deb), TSPROD (Thierry Suc), Rock en seine (Sarah Schmitt), Décibels (Pierre-Alexandre Vertadier), ou encore Live Nation France (Angelo Gopee), qui ont fait constater par voie d’Huissier que des billets pour des concerts qu’ils produisent étaient régulièrement vendus par la plateforme. « Pour justifier du bien-fondé de l’action, les producteurs ont invoqué un préjudice subi mais il n’est pas chiffré. Notre volonté première est de voir la revente illicite de billets reconnue comme une infraction » précise Malika Séguineau, sa Directrice Générale. Cette procédure est loin d’être la seule en cours contre Viagogo.  A l’étranger, la plateforme fait face à une levée de bouclier de plusieurs associations de consommateurs avec des dépôts de plainte en séries : la Fédération Romande des Consommateurs en Suisse pour concurrence déloyale l’an dernier, ou encore de la puissante association de protection des consommateurs australienne Choice, dont la plainte a donné lieu à des poursuites de la part de la Commission Australienne de la Concurrence et des Consommateurs en août 2017. Plus récemment, dans une décision publiée par l’Autorité de la concurrence italienne fin mars, Viagogo a été condamné à une amende d’un million d’euros pour pratiques commercialises abusives. D’autres procédures sont en cours, comme en Espagne où Viagogo est dans le collimateur du fisc de Valence pour pratiques abusives, ou encore en Italie. En France, la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraude (DGCCRF) a en décembre 2017 prononcé deux injonctions à l’encontre des sociétés Viagogo AG, localisée en Suisse, et Viagogo Entertainment Inc, basée aux Etats-Unis, pour les « enjoindre de cesser les pratiques commerciales trompeuses ». 

Complexité juridique 

Outre les pratiques abusives à l’encontre des consommateurs, la spécificité de l’action menée en France à l’encontre de la plateforme Viagogo porte sur les caractères non autorisé et habituel de la revente de billets. Une procédure qui n’est pas sans contraintes avec notamment la complexité juridique du fait de la localisation des deux sociétés aux Etats-Unis et en Suisse. A vrai dire, une procédure similaire avait aboutie en 2013 à la condamnation de Viagogo par le Tribunal de Commerce pour revente de billets sans l’autorisation des producteurs, avec une obligation de retirer les billets sous astreinte. Mais l’exécution de la décision s’était heurtée à des moyens procéduraux. « Ils nous ont opposés des moyens dilatoires et ont déplacé le débat de fond sur la forme, disant que cette décision ne pouvait pas être appliquée sur le sol américain. Cela générait des couts extrêmement importants » s’insurge la Directrice Générale du PRODISS. Le choix de la procédure pénale a pour avantage, outre le coût, que la nomination d’un Juge d’Instruction acterait le début d’une enquête de la Justice, alors qu’au civil la Justice ne statuerait que sur les pièces, les moyens de fait et les moyens de droit invoqués par les producteurs. 

Stratégie 

Le PRODISS monte d’un cran dans la lutte contre la revente non autorisée de billets. A défaut d’obtenir de gré le retrait des billets mis à la revente sans l’autorisation des producteurs, le syndicat songe à déployer une stratégie en luttant avec les mêmes armes que la plateforme. « Nous allons démultiplier les initiatives pour endiguer ce phénomène. Nous avons d’ailleurs rencontré Google pour discuter du référencement de cette plateforme. Nous leur avons appliqué que le marché français a cette spécificité d’avoir une infraction pénale. Le second marché de la billetterie n’est pas autorisé en France ce qui n’est pas le cas d’un certain nombre d’autres marchés. Notre objectif est rendre les marges de manœuvres de cet acteur les plus difficiles possibles sur le territoire. Cette plateforme exerce dans des conditions illicites et tire profit d’un travail sur lequel elle n’investit absolument rien » tranche Malika Séguineau. En admettant que soit obtenu le déréférencement du site Viagogo sur les moteurs de recherche, le problème ne serait pas résolu pour autant. La filière du spectacle ferait face à la même problématique rencontrée par l’industrie de la musique enregistrée avec le piratage, le « take down » des contenus illicites, alors que les producteurs de phonogrammes réclament le « stay down » pour que les résultats ne puissent plus être référencés de nouveau. Mais les producteurs veulent utiliser tous les moyens pour affaiblir la plateforme leader sur le marché noir en France et dans la plupart des pays européens. Ils comptent également sur l’intérêt des pouvoirs publics pour se saisir du dossier. Et ils disposent d’un argument auquel les pouvoirs publics sont on ne peut plus sensibles, le manque à gagner pour l’Etat. Les plateformes de revente de billets comme Viagogo ne paient certainement la taxe fiscale de 3,50 % affectée au CNV, ni la TVA, ni d’impôts en France. Reste à savoir quels sont les marges de manœuvre pour annihiler Viagogo et le marché noir avec. 

Qui des solutions pour enrayer le marché noir 

Le marché noir et le second marché de la billetterie devraient perdurer, tout marché officiel étant indissociable d’un marché parallèle sauf exception, ne serait-ce que par la revente habituelle des billets entre particuliers. A moins que le premier acheteur du billet ne soit un consommateur régulier au point que le distributeur ne dispose de données pour l’identifier, les transactions des billets sont quasiment impossibles à tracer. D’où la revente des billets entre particuliers et l’activité très lucrative des plateformes de revente. Un manque de transparence qui outre les effets néfastes du marché pose des problèmes de sécurité. Plusieurs solutions pourraient permettre d’enrayer la mécanique du marché noir de la billetterie. L’une d’elles pourrait être que les producteurs concluent des accords avec les principales plateformes de revente de billets. Plusieurs accords avec des clubs ont été signés ces dernières années pour autoriser Viagogo à revendre des billets de matches, bien que les accords du genre ne soient pas généralisés dans l’écosystème du sport. Dans le secteur du spectacle, la signature d’accords entre les producteurs et Viagogo aurait pour effet de plafonner le prix des billets, de garantir leur authenticité ou encore de sécuriser les transactions. Encore faudrait-il que Viagogo accepte de se soumettre au cadre réglementaire français avec toutes les conditions que cela engendre en droit fiscal et en droit de la consommation notamment. Cependant, de toute évidence la majorité des plateformes et en particulier celles implantées aux Etats-Unis ont une stratégie internationale et n’ont ni la volonté ni la nécessité de s’implanter dans tous les marchés où elles captent de la valeur. La réglementation du second marché, en dehors des plateformes « non-vertueuses » paraît être la solution la moins compliquée et la plus pertinente. Une autre solution pourrait être de généraliser le caractère nominatif des billets au point d’en faire une condition sine qua non pour accéder aux salles de concerts et aux festivals, à l’instar des compagnies aériennes. Ce qui découragerait les consommateurs à acheter des billets sur les plateformes de revente. Reste à savoir s’il pourrait y avoir un risque pour le taux de remplissage des salles de spectacles. Ce qui reste l’intérêt premier des producteurs et des diffuseurs. Mais il y a toujours de l’inconnu, de l’imprévisible et de l’imparfait dans les concerts. C’est ce qui fait la richesse et la singularité de chaque spectacle.

Partager cet article