Jérôme Tréhorel – Vieilles Charrues : « Le festival est un projet culturel et un acteur du développement économique du territoire »

12
minutes
Jérôme Tréhorel, Directeur Général du festival Les Vieilles Charrues

La combinaison opérée entre un grand format et un caractère accessible, une programmation de têtes d’affiche et de nombreux nouveaux talents, et surtout entre une dimension économique et une forte contribution à l’économie locale sont autant de paramètres qui font des Vieilles Charrues un festival exemplaire. Et parce qu’il est le plus populaire dans tous les sens du terme et qu’il compte le rester, le festival s’évertue à évoluer et à se moderniser en toute cohérence avec son histoire et avec les exigences du secteur. Entretien avec Jérôme Tréhorel, son Directeur Général.

CULTUREBIZ : La fréquentation dans les festivals a représenté 25% des entrées payantes et 21% de la billetterie des spectacles musique et variété en 2017 d’après les chiffres de la diffusion publiés par le Centre National des Variétés en septembre dernier. La richesse de l’offre des festivals est unanimement et reconnue tant au sein de la filière musicale que par les acteurs politiques. Quelles sont les sources et composantes de cette popularité croissante et de quoi se compose l’ADN des Vieilles Charrues ?

Jérôme Tréhorel : Les publics apprécient ce type de propositions visant à enchaîner plusieurs concerts dans un cadre atypique, que ce soit pour voir leurs artistes préférés comme pour découvrir de nouveaux artistes. Les français ont besoin de se rassembler autour de moments forts et les festivals de toute configuration permettent de vivre des émotions uniques. Le prix des billets des festivals de musiques actuelles est aussi un levier pour leur attractivité. Nous avons une politique visant à proposer des billets au tarif le plus abordable possible : ce dernier est stable à 44 euros la journée depuis cinq ans maintenant. Les Vieilles Charrues c’est plus qu’un festival, c’est une expérience unique. C’est un projet culturel avec une programmation éclectique, exigeante, multigénérationnelle, multiculturelle, avec l’objectif d’être la plus belle photographie de l’année. La scénographie du lieu, la décoration, ou encore les propositions artistiques hors scène sont des aspects qui ont beaucoup été travaillés récemment. Depuis le début nous organisons le festival avec cette même philosophie et nous travaillons constamment pour renforcer l’expérience et l’accueil des festivaliers. La gestion des accès et de la circulation dans l’enceinte du festival comme la prise en compte et l’anticipation des menaces existantes pour rassurer les publics ont été renforcées. Tous ces éléments sont indispensables pour permettre à tous de passer un moment de fête et de partage autour de la musique.

Les Vieilles Charrues c’est aussi un projet de territoire. Nous travaillons avec des fournisseurs et producteurs locaux, avec des associations de la région, afin de trouver tout le nécessaire pour monter le festival autour de la ville et la région. Le festival est un acteur économique important sur le territoire, mais contribue également au développement de l’économie et du territoire. Et nous sommes une association loi 1901 à but non-lucratif.

Sur le plan de l’emploi le festival représente 60 équivalents à temps plein et nous sommes 15 permanents. Les premiers CDD, techniciens et intermittents nous rejoignent très tôt : nous sommes une vingtaine en janvier, puis une quarantaine au printemps et avant le début du montage nous sommes 70 dans les bureaux.

Au moment du montage et du festival des Vieilles Charrues, ce sont entre 2 000 et 2 500 personnels sur site dont plus de 1 500 salariés via des prestataires, et plus de 700 fiches de paie émises par le festival sur cette période.

« Les dépenses artistiques sont passées de 1,7 à 4,5 millions d’euros en 10 ans »

Le budget du festival est passé de 13 à 17 millions d’euros en trois ans. Pouvez-vous préciser les marqueurs d’évolutions des sources de financement et des postes de dépenses du modèle économique du festival ?

Une autre particularité des Vieilles Charrues est de ne pas bénéficier de subventions. Le budget du festival se compose à 80% de recettes grâce aux festivaliers et 20% grâce aux partenaires et mécènes. L’an dernier, lors de la mise en vente des billets nous avons vendu 120 000 en deux heures, un record. Sur la partie sponsoring, nous avons quatre segments que sont les « parrains », « partenaires officiels », « partenaires » et « soutiens ». Le ticket d’entrée pour ces segments démarre à 10 000 euros et augmente progressivement jusqu’à plus de 100 000 euros. Au total ce sont plus de 200 entreprises, en majorité locale, qui nous accompagnent et à qui nous offrons des prestations et services sur mesure. Il s’agit certes de générer des revenus supplémentaires pour le festival et sa pérennité mais aussi de transformer une partie du festival en un lieu de rencontre entre les acteurs économiques. Ces ressources nous servent prioritairement à maintenir le prix de billets.

La hausse du budget des Vieilles Charrues s’explique notamment par l’évolution des dépenses artistiques qui sont passées de 1,7 à 4,5 millions d’euros en 10 ans. Au-delà de l’augmentation des cachets d’artistes, l’agrandissement et l’amélioration des éléments d’aménagement et de décoration ont engendré des coûts de production supplémentaires qu’il fallait pouvoir absorber. En parallèle, les coûts sécuritaires qui ont augmenté de plus de 300 000 euros suite aux attentats de 2015 pour atteindre aujourd’hui 1,3M d’euros. Le budget devrait se stabiliser sur la partie production, l’idée sera ensuite de faire de faire des aménagements pour avoir un site qui se monte plus rapidement. Mais la variable sera sur l’artistique. On voit que les cachets continuent d’augmenter, et il y a une concurrence de plus en plus offensive. Nous ne voulons pas augmenter le prix des billets pour continuer de proposer une expérience aux festivaliers abordable. S’il faut augmenter le budget pour répondre aux augmentations des postes de dépenses alors nous développerons encore le sponsoring.

Qu’est ce qui explique l’augmentation des cachets d’artistes de votre point de vue ?

Jusqu’à la crise du disque, le live était une source de revenus supplémentaire pour les artistes. Les concerts permettaient de faire la promotion des albums. Mais une dizaine d’années plus tard, le ratio s’est inversé, et depuis, les artistes gagnent la majeure partie de leurs revenus sur le live, que ce soit dans le cadre de tournées et surtout en se produisant dans les festivals. Nous évoluons dans un secteur ultra-concurrentiel et ce marché s’étend bien au-delà de la France. Au niveau européen, il y a des structures très importantes avec des capacités sans commune mesure notamment grâce à des partenariats conséquents dû aux contrats de naming, ou encore à des prix d’entrée ou de consommations plus élevés. Les offres financières sont donc plus fortes, et il n’est plus rare que les confirmations des dates de tournées soient en faveur des festivals les plus offrants. C’est le jeu de l’offre et de la demande. Mais c’est potentiellement au détriment du festivalier qui va payer plus cher.

« Sur le budget de 17 millions d’euros il devrait rester 10 à 13 millions d’euros sur la région, sans compter les retombées économiques des dépenses des 100 000 festivaliers par jour »

Quels sont les indices et facteurs de la contribution à l’économie locale des Vieilles Charrues ?

La ville de Carhaix passe de 7 000 habitants à 100 000 personnes durant le festival. Les festivaliers sont très mobiles, ils vont dans les restaurants, les commerces et tout cela créé un impact direct sur le territoire. Les commerces voient leur activité décupler pendant le festival. Mais le plus important c’est ce qui se passe avant et après, c’est de prendre la mesure des nombreuses entreprises locales avec lesquelles on travaille pour organiser et construire le festival.

La dernière étude faite en 2011 a révélé que sur 11 millions d’euros de budget, il y avait 5 millions d’euros qui étaient dépensés sur le territoire. Nous envisageons de réaliser une nouvelle étude au moment de la construction de la prochaine édition. D’après nos estimations, sur le budget de 17 millions d’euros il devrait rester 10 à 13 millions d’euros sur la région. Et ces chiffres ne comprennent bien entendu pas les dépenses et retombées économiques des 100 000 festivaliers par jour, qu’il serait d’ailleurs intéressant de mesurer.

Avez-vous des données récentes relatives à la connaissance des publics ?

Le volet 2018 de l’étude de publics nous a été présenté début octobre. Il en ressort que les femmes sont majoritairement des festivalières, avec un âge moyen des festivaliers entre 30 et 34 ans, et qu’entre 70 et 80% de spectateurs sont originaires du Grand Ouest.

« Le secteur du live s’est beaucoup développé et il est normal que des sociétés s’y intéressent. Mais il y a une vigilance à avoir quand on est indépendant »

Les Vieilles Charrues montre l’exemple sur l’aspect sécurité. Au début de l’année 2018, vous avez reçu la médaille de sécurité de l’Institut national de recherche et sécurité de l’Assurance Maladie. Comment s’organise le festival en la matière ?

Nous accueillons 70 000 personnes par soir et engageons donc notre responsabilité civile et pénale. Étant donné que nous accueillons autant de monde, nous avons fait le choix de mettre en place des moyens très importants pour optimiser l’accueil et la sécurité de nos festivaliers. Les dépenses liées à la sécurité / sûreté représentent un budget d’1,3 million d’euros et elles ont augmenté de 300 000 euros en trois ans. Le site est doté de plus de 750 agents sûreté, 250 secouristes, et d’un hôpital de campagne d’une cinquantaine de personnes. Et ces moyens sont constamment ajustés en fonction de la typologie du festival et du contexte, qui a beaucoup évolué il y a encore quelques années. Nous collaborons constamment avec les services de l’État pour mettre en œuvre un calibrage adapté à l’ensemble des paramètres, bien que le risque zéro n’existe pas. La remise de la médaille est liée aux efforts que nous faisons sur la prévention des risques liés au travail. Les quelques 2 500 personnes travaillant dans l’enceinte des Vieilles Charrues sont tenues à des règles drastiques avec des plans de prévention. Ces plans sont certes la norme aujourd’hui mais ils ont connu une évolution importante dans les secteurs culturels depuis quelques années. Nous avons mis la barre relativement haute en matière de sécurité parce que nous prenons toutes nos responsabilités et souhaitons que tout se passe pour le mieux.

La concentration évolue progressivement parmi les enjeux depuis les rachats en séries de salles de spectacle, de festivals et l’entrée en scène de nouvelles structures. Plusieurs parlementaires ont fait part de leurs inquiétudes sur le sujet. Les pouvoirs publics ont fait savoir qu’ils seraient attentifs aux phénomènes de concentration. Pour autant, dans un entretien accordé au magazine CULTUREBIZ (édition Printemps de Bourges 2018), Angelo Gopee a qualifié la concentration de « faux débat ». Le Directeur Général de Live Nation France a également démenti d’éventuelles exclusivités en faveur de festivals organisés par Live Nation en France. Pouvez-vous exposer votre analyse et clarifier votre position sur le sujet ?

Le secteur du live s’est beaucoup développé et attire davantage de spectateurs. Comme toutes les industries qui créent de la valeur, il est normal que des sociétés s’y intéressent. Un certain nombre de groupes et de sociétés se sont diversifiés sur le secteur, par le biais d’activités de gestion de salles, de production de concerts ou d’organisation de festivals. Il n’y a pas d’interdiction d’organiser ou encore de racheter un festival, quelle que soit sa forme juridique et son projet, son tarif, sa programmation artistique. Cela peut participer à la dynamique du secteur. Pour l’édition 2018 des Vieilles Charrues, nous n’avons subi aucune forme de concurrence déloyale ou d’abus de position dominante. Par exemple, Depeche Mode s’est produit sur la scène des Vieilles Charrues et à Lollapalloza Paris. Cela n’empêche que l’on constate que davantage d’acteurs étrangers ou français ont développé leurs activités sur le secteur des festivals, que ce soit en nom propre ou via des structures distinctes. Je pense donc qu’il y a une vigilance à avoir quand on est indépendant. On voit bien que le marché se durcit. Ce que j’espère c’est qu’il y aura toujours le même intérêt et la même attention et les mêmes possibilités d’achat de concerts pour les Vieilles Charrues et tous les festivals associatifs et qu’il n’y aura pas d’abus de position dominante de leur part pour leurs propres évènements. Cela se ferait au détriment des artistes qui ne pourraient potentiellement plus se produire dans un certain nombre d’autres festivals, dans différentes régions ou différents pays. Et ce au détriment des spectateurs qui pourraient ne plus voir les artistes dans leurs festivals préférés, ou s’ils le veulent, devront aller à des évènements avec potentiellement un prix et une expérience qui ne seront plus du tout les mêmes. C’est le public qui est, sera et restera le régulateur. On est potentiellement à la limite de l’exercice. Il ne faut pas oublier que les spectateurs et Les festivaliers n’ont pas un budget extensible. Il faut recentrer le débat et l’attention sur le public et sur les artistes.

Partager cet article