Hichem Bonnefoi – Suther Kane / Monarchy Music : « Il y a une sous-représentation du rap dans les médias et les institutions »

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Hichem Bonnefoi (Tefa), Directeur des labels Suther Kane et Monarchy Music

Les musiques urbaines jouent un rôle prépondérant dans le retour de la croissance du marché de la musique enregistrée. La consommation de la musique en streaming est très nettement boostée par le rap brut et la pop urbaine, qui réalisent les meilleures ventes tout au long de l’année en parallèle des têtes d’affiches de la variété et de la pop. Pourtant, l’exposition de l’urbain dans les médias est très largement inférieure à la popularité des artistes hip hop. Autre symbole du paradoxe entre le poids des musiques urbaines et la légitimité accordée, les professionnels à la racine de l’émergence et de l’ascension du rap, en dehors des patrons des majors, sont quasiment absents dans les discussions au sein de la filière comme dans les négociations entre acteurs de l’industrie sur les principaux enjeux. Hichem Bonnefoi, plus connu sous le nom de Tefa, fait partie des acteurs majeurs du rap en France. Après avoir produit entre autres Diams et Sinik il y a quelques années avec Kilomaitre productions, il est désormais à la tête de l’un des labels les plus productifs qui compte Vald, Kery James, Fianso et Kalash Criminel dans ses rangs. Dans une interview à CULTUREBIZ, le Directeur des labels Suther Kane et Monarchy Music, livre sa vision sur les opportunités de croissance offertes par le streaming et par l’export. Hichem Bonnefoi explique également sa position sur plusieurs sujets clés du secteur que sont le développement, la diffusion dans les médias mais aussi et surtout la répartition des droits issus de la rémunération équitable.                       

CULTUREBIZ : Le rap est la musique la plus consommée en France et sur les principaux marchés mondiaux. Quelle est votre analyse de l’évolution du marché de la musique enregistrée avec la montée en force du streaming depuis 2016 ?

Hichem Bonnefoi : La musique subit une des plus grosses transitions de son Histoire, que je compare au passage du vinyle au CD. Ces dernières années, cette musique s’est développée sur internet qui était le seul vrai moyen de promotion. Lorsque le marché français a commencé à switcher sur le streaming, notre public consommait déjà de la musique en streaming avec YouTube et aussi le piratage. Il a donc adopté le streaming naturellement, beaucoup plus rapidement le public de la variété, que les professionnels et les artistes n’ont pas encore réussi à switcher. On est toujours dans cette période de transition. Je pense que dans les prochaines années, le marché sera composé à 70 du streaming et à 30% du physique, avant de se stabiliser autour de 20%. Déjà aujourd’hui les artistes très street vendent peu en physique et font surtout du streaming, même s’il y a quelques exceptions comme Vald qui a vendu 11 000 CD de son 2ème album début 2018 en plus des artistes comme Maitre Gims et Soprano qui sont sur un segment très populaire. Le marché physique existera toujours, parce qu’il y a des consommateurs qui aiment l’objet et qu’il y a aussi une forte demande des collectionneurs.

La progression des abonnements payants se fait lentement en France avec environ à 5 millions d’abonnés soit deux fois moins qu’en Allemagne. Est-ce que malgré la progression du streaming dans les habitudes de consommation vous rend optimiste sur l’avenir du marché ?

La France est un pays en retard, là on est vraiment au début du streaming. Il y a un potentiel énorme. Il y a encore beaucoup trop de français qui ne streament pas et je pense que la prochaine génération va contribuer à ce que le courant s’inverse. D’ici 10 ans, il y aura une nouvelle génération qui sera née avec le streaming en plus de celle qui aura grandi avec le digital, et de la génération d’après dont je fais partie et qui s’est adaptée. Je fais partie de la prochaine génération de cinquantenaires et c’est aussi un vivier parce qu’on sera aussi des consommateurs de musique sur le digital. Je pense d’ailleurs que dans les prochaines années il y aura un retour en force du hip hop old school. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai refusé de vendre mon catalogue parce qu’un jour chaque public sera nostalgique et consommera la musique avec laquelle il a grandi, et NTM comme Solaar le prouvent.

Je suis donc très optimiste pour le rap mais aussi pour les autres musiques. Sur les 5 millions d’abonnés en France il y en a beaucoup qui écoutent du rap, mais la croissance est aussi importante parce qu’elle profitera à la chanson et au rock quand on sera à 10 d’abonnés payants. C’est important de conserver la diversité des musiques.

« Le développement c’est avant tout de la vision, c’est une période où on ne gagne pas d’argent »

Quels sont les chiffres qui illustrent l’activité du label Suther Kane ?

Suther Kane c’est 1,2 million d’albums vendus ces trois dernières années et un chiffre d’affaires en croissance de 30%. On a 7 artistes signés actuellement dont Vald et Kery James, et on a eu 7 sorties d’albums en 2018. En 2019 on sera environ 10 sorties d’albums puisqu’on développe plusieurs artistes.

J’ai aussi monté Monarchy Music il y a un an en signant avec Capitol / Universal. On a comme objectif de vendre 1 million d’albums dans les trois prochaines. On commence tout juste à faire nos premières sorties après un an de développement de la structure et de l’artistique. On a un deal de distribution améliorée donc on est vraiment indés et en totale autonomie sur la promo et les médias. Chez Universal il y a l’humain mais aussi la puissance d’une major.

En quoi consiste le travail que vous faites sur le développement d’artistes ?

Le développement c’est avant tout de la vision. Fianso est maintenant installé dans le rap français mais on l’a développé sur 2 ans, Chilla commence à émerger et ça nous a pris 2 ans aussi, et pour un artiste comme Vald c’est 4 ans de développement. C’est une période où on ne gagne pas d’argent et quand on y arrive on est déjà en fin de contrat. Il y a tout un travail pour créer de l’audience et mettre en place des stratégies pour faire parler de nos artistes autrement que par les médias traditionnels. Je travaille aussi beaucoup avec Sofiane qui est un artiste très autonome et maintenant un producteur puisqu’il a monté sa structure, Affranchis Music. Et je pense que dans les 3 à 4 prochaines années, Sofiane sera l’un des plus grands directeurs artistiques et Affranchis un des plus grands labels. Il a une vision du développement et un instinct musical et je suis très heureux qu’il fasse partie de mon équipe. C’est une consécration d’amener des artistes à ce niveau.

« Les répartitions des droits doivent être en phase avec la réalité de la diffusion dans les lieux musicaux »

Le rap domine les charts tout au long de l’année mais reste peu exposé à la radio et encore moins à la télévision. Comment percevez-vous la diffusion de l’urbain dans les médias ?

Il y a une sous-représentation du rap à la radio et à la télévision. Quand on prend le classement des rotations radios de l’année 2017, le 1er titre rap n’est qu’en 46ème position, alors que l’urbain a une part de marché d’au moins 60% sur le streaming. Et ça engendre de sérieux problèmes de répartition parce que c’est sur la base du airplay que sont répartis les droits d’auteurs collectés auprès des lieux qui diffusent de la musique comme les clubs et les bars à chichas, qui diffusent énormément de rap et sont une véritable économie pour les artistes tant pour la diffusion que les showcases. En résumé, il y a une partie des droits d’auteurs collectés dans les clubs et les chichas vont aux artistes de variété comme Obispo et Vianney qui eux sont largement diffusés en radios… Les répartitions de ces droits doivent être en phase avec la réalité de la diffusion dans les lieux musicaux. C’est illogique de rémunérer les artistes et créateurs joués en radios avec des droits collectés dans les chichas par exemple qui ne diffusent quasiment que du rap.

La problématique de la répartition des droits d’auteurs que vous soulevez est similaire à celle de la répartition sur le streaming. Deezer s’attèle à porter le sujet du user centric au sein de l’industrie qui consiste, pour rappel, à répartir le chiffre d’affaires des abonnements payants en proportion du nombre d’écoutes de chaque artiste et non à la part de marché. L’Union des Producteurs phonographiques Français Indépendants (UPFI) qui représente les principaux labels indépendants est favorable à une bascule vers ce modèle. Le SNEP qui représente les intérêts des majors entre autres émet un certain nombre de réserves. Est-ce qu’une évolution de la répartition des droits collectés dans les lieux musicaux n’est pas indissociable de la bascule vers le user centric dans un souci d’équité entre tous les artistes et tous les genres ?

Ce sont deux sujets différents. Si l’industrie veut basculer sur le user centric alors il faut une régularisation sur tout. On se bat depuis 30 ans pour exister dans le paysage musical et médiatique et maintenant on doit encore obtenir de la légitimité pour être représentés et défendre nos intérêts dans les organisations et institutions. Nous sommes à la tête d’entreprises qui génèrent plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires. Le rap est représenté à la SPPF puisque je fais partie du Conseil d’Administration. Il y avait une vraie volonté de la SPPF qu’un producteur de rap y soit et c’est pourquoi je me suis présenté. Mais qui représente la musique urbaine à la Sacem, à la SCPP, à l’Adami ? La musique urbaine représente 60% du marché de la musique en France et il n’y a pas de « commission musiques urbaines » à la Sacem ou à l’Adami au même titre que la « commission variétés ».

Le dispatch des droits voisins redistribués dans les aides à la création est bien défendu au sein de la SPPF, il y a une diversité avec des soutiens alloués à des festivals de jazz ou de musiques africaines. La Sacem engrange des millions d’euros grâce à la musique urbaine. Comment ça se fait que les albums ou les concerts soient si peu aidés ? C’est une question d’équilibre et d’équité. Aujourd’hui on parle de changer le mode de répartition sur le streaming pour favoriser le jazz et le classique mais il faut rappeler que ces deux esthétiques sont très largement soutenues par l’argent public et par les aides à la création.

Depuis des années on a applique un mode de répartition qui pénalise le rap. Réglons le problème de la répartition des droits collectés dans les lieux musicaux et ensuite on réglera le problème de la répartition sur le streaming. Je suis pour que toutes les musiques existent, que ce soit le rock, la variété, ou le jazz, et je pense qu’il faut aider tous les petits labels à se développer. Mais pas en pénalisant le rap. On nous dit que le jazz et le classique ne font pas de streams. Mais que font les acteurs de ces musiques pour en faire davantage ? Peut-être qu’il faudrait faire des choses avant-gardistes par exemple avec des collaborations entre les artistes jazz ou classique et les artistes rap. Les labels de jazz qui rencontrent des difficultés pourraient par exemple mettre à disposition des banques de sons avec des accords prédisposés pour faire tourner leurs catalogues. Il y a des réflexions et d’initiatives qui ne sont pas prises en compte et qui nous mettent en porte à faux. Et peut-être que s’il y avait une « commission musiques urbaines » à la Sacem notamment il y aurait ces idées.

« Le développement du marché francophone représente des perspectives de croissance multipliées par 4 ou 5 pour les artistes français et francophones »

Le rap a la faculté d’être avant-gardiste et constamment tourné vers l’avenir et toujours en convergence avec les habitudes des consommateurs. Avez-vous des prospectives pour le marché de la musique enregistrée dans les prochaines années ?

Dans dix ans, quasiment la totalité des artistes seront produits par des labels indépendants ou se produiront eux-mêmes. Je pense qu’il y aura de moins en moins de contrats d’artistes et beaucoup plus de contrats de licences et de distribution, ce qui commence déjà à avoir lieu notamment dans le rap. Et par la suite ce seront uniquement des contrats de distribution et peut être même en direct avec les plateformes. Je pense qu’à terme les majors vont devenir des prestataires de services. On le voit déjà avec l’émergence des label services d’assurer le marketing et la promotion en contrepartie d’un pourcentage sur les revenus. Évidemment les maisons de disques resteront incontournables notamment pour le back catalogue.

Et est-ce que la croissance fulgurante du marché africain qui se préfigure offre des perspectives pour l’export des musiques urbaines ? 

Bien sûr, le rap s’exporte aussi de plus en plus. Stromae a été le premier déclencheur puis il a eu Sexion d’Assaut et Maitre Gims. Soulking, signé chez Suther Kane, a fait une entrée dans le top Monde de Deezer et streame aujourd’hui dans 20 pays et les US sont la 5ème place.

L’industrie commence à comprendre que l’Afrique est le futur. Cela fait trois ans que j’observe le marché africain. J’ai récemment fait un séjour de dix jours au Maroc, où j’ai rencontré beaucoup de professionnels et d’artistes, et participé à des conférences. Des structures sont en train d’être créées dans différents pays mais c’est important de développer la musique sur le continent africain en collaboration avec des professionnels africains. Les choses changent et je pense qu’il faut les bonnes personnes pour cadrer et former, c’est la 1ère chose à faire au Maghreb, en Afrique noire mais aussi en Outre-mer Antilles pour que l’on ait des prochains Oliver Nusse sur ces marchés.

Le développement du marché francophone représente des perspectives de croissance multipliées par 4 ou 5 pour les artistes français et francophones. Le marché francophone, c’est le marché du Canada, de l’Afrique noire, du Maghreb, et aussi de l’Outre-mer. Il faut monter et structurer la collecte des droits sur ces territoires, et aussi régler le problème de la répartition des droits. On pourrait en parler s’il y avait une commission musiques urbaines au sein des organismes de gestion collective avec des auteurs, compositeurs et éditeurs dans l’urbain qui sont puissants ou des producteurs urbains et puissants. Nous on est en direct sur le terrain.

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