Gadi Oron – CISAC : « Faire évoluer le cadre réglementaire en convergence avec les intérêts des créateurs »

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La bataille pour le partage de la valeur se fait à l’échelle nationale, européenne et internationale. Outre le soutien du Gouvernement et des parlementaires, les représentants des auteurs et des artistes-interprètes comptent parmi leurs alliés plusieurs institutions certes plus discrètes mais non moins influentes. Dans les rangs, la Confédération Internationale des Sociétés d’Auteurs et de Compositeurs qui représente 4 millions d’auteurs, répartis dans 239 sociétés à travers 121 pays. Dans un entretien à CultureBiz, Gadi Oron, Directeur Général de la CISAC, s’exprime sur le transfert de valeur entre causes, enjeux et contre-offensives.

CultureBiz : Pouvez-vous résumer les axes majeurs de votre feuille de route et de l’activité de la CISAC ?

Gadi Oron : Nous fournissons beaucoup d’efforts pour créer un écosystème vertueux et permettre à nos membres de collecter autant que possible. Nous les aidons défendre les intérêts des créateurs en adéquation avec leurs cadres réglementaires respectifs. La CISAC est active à plusieurs niveaux. Notamment en lobbying, travaillant avec des décideurs et institutions pour nous assurer que les lois soient les bonnes. Plus en interne, nous travaillons sur la gouvernance en impulsant le développement de règles et de bonnes pratiques et en apportant un éclairage sur les opérations pour une bonne gestion des droits. La technologie est un autre aspect fort de l’activité de la CISAC. Nous développons des outils pour répondre aux impératifs du numérique. Les sociétés d’auteur doivent traiter des millions de données et maîtriser l’identification des œuvres et des ayants-droit. Nous y répondons par le biais de solutions que nous proposons à nos membres. Aussi nous avons renforcé notre activité de ressources avec des études, entre autres, pour répondre au manque de données sur l’importance du droit d’auteur.

La valeur économique des industries culturelles et créatives a régulièrement été soulignée dans des études comme celles menées par EY. Les objectifs ont-ils été atteints pour les sociétés d’auteurs de votre point de vue ?

Je crois vraiment qu’aujourd’hui il y a une meilleure compréhension de la contribution économique des industries créatives. La contribution des créateurs à l’économie était une pièce manquante. L’étude publiée avec EY fin 2015 a notamment mis en valeur le nombre d’emplois créés par ces industries. Nous voulons que les décideurs politiques comprennent que les industries de la culture et de la création créent plus d’emplois et contribuent plus à l’économie que les entreprises numériques. C’est ce que nous nous appliquons à mettre en valeur, la CISAC ayant un rôle clé de par sa dimension internationale.

« Les intérêts des créateurs sont aussi devenus une priorité en Europe »

Cette approche a-t-elle facilité les échanges avec les décideurs politiques ?

Absolument, en Europe, après que l’accent ait été mis sur le soutien aux entreprises du numérique pendant plusieurs années, les intérêts des créateurs sont maintenant aussi devenus une priorité. La directive du droit d’auteur actuellement en discussion à Bruxelles le confirme. La balance est quelque peu plus équilibrée entre les intérêts de part et d’autre. Les initiatives des représentants des créateurs, y compris de la CISAC, y ont grandement contribué.

Quelle est votre analyse concernant les priorités pour les différents territoires ?

D’un point de vue européen, l’objectif clé est de s’assurer que le marché unique numérique se développe en adéquation avec la juste rémunération des créateurs. Globalement nous constatons que dès lors que les pays saisissent l’intérêt que le cadre réglementaire converge avec les intérêts des créateurs, ils ont une approche différente. La Chine, associée au piratage pendant longtemps, est sans doute le meilleur exemple. Nous travaillons en étroite collaboration avec le Gouvernement chinois et nous suivons les réformes qu’ils mènent pour permettre le développement du marché. Ils ont réalisé qu’il ne s’agit pas juste de protéger les acteurs étrangers mais aussi de protéger leurs propres industries culturelles et créatives. Et ils ont aussi compris qu’il fallait un cadre réglementaire adéquat. Ils s’apprêtent d’ailleurs à mettre en place certaines règles, dans les arts visuels par exemple, qui ne sont pas encore en place aux Etats-Unis… Sur le continent africain, nous avons besoin d’aider nos sociétés membres à percevoir davantage de droits et, pour y parvenir, il nous faut le soutien des gouvernements. Parmi les problématiques majeures en Afrique, il y a le fait que les diffuseurs (radios, TV) ne paient les droits dus créateurs comme le prévoient les lois. Et les sociétés n’ont trop souvent pas les moyens de défendre leurs intérêts face à ces entreprises.

Au niveau européen, les enjeux sont importants avec les projets de directives et de réformes en discussion à Bruxelles. Pourriez-vous vous exprimer sur les impératifs majeurs pour la CISAC ?

Notre priorité en Europe est d’apporter des solutions aux difficultés rencontrées sur le marché unique numérique, que l’on résume au transfert de valeur. Certaines plateformes, comme YouTube, tirent avantage de lois qui n’ont pas été mises en place pour les protéger à l’origine, afin de payer moins voire de ne rien payer. Nous essayons de changer cela. Le projet de directive n’est pas uniquement dans l’intérêt des créateurs mais il n’est pas non plus à contre-courant. La Commission Européenne a fait un très bon travail en essayant de trouver le bon équilibre. C’est une approche équitable, qui vise à responsabiliser les plateformes afin qu’elles prennent des mesures et coopèrent avec les ayants-droit notamment sur le piratage. Et je crois que cela peut fonctionner malgré certaines réticences. Mais les plateformes doivent y être contraintes. Et aussi longtemps qu’elles pourront capter sans jamais partager cette valeur elles n’ont pas intérêt à être fair-play. Nous défendons donc des amendements dans les discussions sur le projet de directive du droit d’auteur pour enfin permettre à nos sociétés membres de négocier des accords qui soient équitables avec les plateformes. Pendant des années, la Commission Européenne s’est focalisée sur le fait de réguler le monopole des organismes de gestion collective. Mais la réalité est que dans le même temps, elle a permis aux géants du numérique d’avoir un monopole bien plus conséquent. Ces plateformes avec lesquelles nous négocions maintenant ont un monopole mondial. Notre rôle est que le cadre réglementaire évolue en convergence avec les intérêts des créateurs et non pas d’aboutir à un écosystème où ils seraient relégués au prétexte de permettre un meilleur accès des œuvres aux consommateurs.

« Seulement 10% des perceptions des sociétés d’auteurs proviennent du numérique »

Les représentants des auteurs et des artistes-interprètes insistent sur le fait que, s’ils n’obtiennent pas la possibilité de percevoir une rémunération proportionnelle à l’exploitation des œuvres, ils ne pourront pas mieux être rémunérés. Comment expliquer les obstacles à la juste rémunération des créateurs ?

Tout d’abord je dirais que ce sont les négociations qui permettent d’obtenir des rémunérations et non l’inverse. Si l’on veut percevoir des droits auprès des diffuseurs, l’on se doit de négocier avec ces diffuseurs. La réalité est que ces négociations entre les ayants-droit et les diffuseurs sont loin d’être équilibrées précisément en raison des lois en vigueur. Lorsqu’elles viennent à la table des négociations, certaines plateformes disent qu’elles peuvent bénéficier des fameux principes du « Safe harbor ». Certaines mesures, qui n’avaient pas vocation à protéger des plateformes comme YouTube ou Facebook, sont en réalité utilisées par ces dernières dans les négociations. Leurs déclarations sont on ne peut plus explicites : « soit vous acceptez ce que nous sommes disposés à payer, soit nous utilisons ces textes pour défendre nos intérêts ». La situation actuelle est d’une certaine manière illustrée dans notre dernier rapport. Seulement 10% des perceptions des sociétés d’auteurs proviennent du numérique. Les radios et télévisions sont la 1ère source avec 42%, devant le live avec une part de 30%. Le fait que le numérique n’est qu’en 3ème position reflète la difficulté que nous avons à négocier avec les plateformes et à obtenir une partie de la valeur créée. La bonne nouvelle est tout de même la nette progression de la part du numérique ces dernières années. Nous voyons clairement que certains ayants-droit – les maisons de disques pour ne pas les citer – tirent toujours plus de revenus en provenance du numérique. Nous voulons maintenant faire en sorte qu’il y en ait aussi toujours plus au bénéfice des créateurs, et leur permettre d’être mieux rémunérés.

« Les créateurs sont bien plus visibles qu’ils ne l’ont été auparavant »

Certains politiques reprochent aux décideurs de l’industrie musicale que les créateurs ne montent pas au créneau. La CISAC est une exception qui confirme la règle. Les plateformes (Facebook, Netflix, Amazon, Snap), et aussi la Commission Européenne (Europe Créative), sont toujours plus présentes aux évènements (MIPCOM, Cannes, MIPTV, etc.). La CISAC travaille-t-elle à gagner en visibilité pour mieux promouvoir le droit d’auteur ?

Les créateurs sont bien plus visibles qu’ils ne l’ont été auparavant. Les auteurs très actifs au sein de la CISAC, notamment avec le conseil international des auteurs de la musique (CIAM). Leurs voix peuvent faire la différence. Nous voyons qu’ils sont de plus en plus nombreux à s’exprimer au niveau européen et international. C’est une contre-offensive nécessaire face au lobbying et à au pouvoir considérables des plateformes. La CISAC s’applique effectivement à être plus visible. Nous y travaillons notamment avec l’UNESCO ou encore la World Intellectual Property Organization (WIPO). Nous avons déjà planifié plusieurs évènements en 2018, notamment sur le transfert de valeur. Tous les acteurs, plateformes et politiques y compris, ont compris l’importance de la communication. C’est la raison pour laquelle notre Président, Jean-Michel Jarre, s’investit autant à nos côtés. Les créateurs réalisent qu’ils doivent plus que jamais s’engager pour que leur voix soit entendue. Nous sommes à un moment crucial en vue d’un meilleur avenir, tant pour le marché que pour les créateurs.

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