Florian Drücke – Bundesverband Musikindustrie (BVMI) : « Le streaming devient mainstream mais le marché allemand est encore en transition »

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Florian Drücke, Président Directeur Général de la Bundesverband Musikindustrie

L’Allemagne réalise un chiffre d’affaires annuel de plus d’1,5 milliard d’euros et compte 10 millions d’abonnés payants aux plateformes de streaming. C’est également le premier marché de la musique made in France à l’export. La France était à l’honneur au Reeperbahn festival (Hambourg), l’évènement dédié aux professionnels de la musique le plus important outre-Rhin. Un marqueur fort du renforcement entre les deux industries. Les deux marchés ont une configuration hybride avec la résistance du physique et la croissance du streaming, ont des positions communes sur les questions liées au droit d’auteur, et sont des leaders incontestés sur la scène européenne. Dans une interview à CULTUREBIZ, Florian Drücke, commente les tendances du marché de la musique enregistrée en Allemagne. Le Président Directeur Général de la Bundesverband Musikindustrie, fédération allemande de l’industrie musicale, s’exprime également sur le transfert de valeur et sur la nécessité de renforcer l’axe franco-allemand.

CULTUREBIZ : Après quatre années consécutives de croissance, le chiffre d’affaires de la musique enregistrée sur le marché allemand a légèrement baissé en 2017 avec 1,58 milliard d’euros (-0,3%). Cette contraction s’est confirmée au premier semestre 2018 avec un total de 742 millions d’euros de revenus. Comment expliquer cette contreperformance ?

Florian Drücke : Je crois que nous sommes encore dans une phase de transition pour les marchés où le physique est encore très fort, et c’est le cas de l’Allemagne et de la France. La baisse constatée au premier semestre sur le marché allemand s’explique par une chute de 23% des ventes physiques plus importante que la croissance du streaming. Le vinyle a d’ailleurs atteint sa vitesse de croissance en Allemagne ces derniers mois avec une part de marché non-négligeable de 4,4%. Malgré ce repli, le CD reste très fort avec une part de marché de 35%. La chute des ventes physiques devrait d’ailleurs se stabiliser d’ici la fin de l’année compte tenu du nombre de sorties importantes des labels. La pérennité de la croissance du marché sera plus affirmée lorsque le streaming sera un marché plus mature.

La bascule vers le streaming du marché allemand s’est opérée au premier semestre 2018. Le streaming représente maintenant une part de marché de 47,8% contre 34,4% pour le physique. L’an dernier vous aviez insisté sur le fait que la mutation des usages se faisait lentement en Allemagne. Est-ce que cette bascule illustre l’accélération tant attendue des habitudes de consommation sur le streaming ?

Oui totalement, le streaming est vraiment arrivé chez nous et devient mainstream. En Allemagne, nous ne communiquons pas sur l’évolution du nombre d’abonnés aux plateformes. En termes d’usages, on est sur un modèle de singles, c’est-à-dire que même si le format de l’album reste très populaire, les fans se concentrent beaucoup sur les titres. Concernant les genres, on constate que les répertoires mainstream sont dominants mais que la musique allemande en profite aussi et notamment les musiques urbaines qui ont la plus forte part de marché en Allemagne devant la dance.

Malgré la forte progression du streaming, il est difficile de prévoir une chute continue du CD quand on voit comment le vinyle est parvenu à croître ces dix dernières années alors qu’on le disait mort. On aura plus de visibilité lors des résultats de cette fin d’année. La seule certitude est que cette baisse va se prolonger dans les années à venir. Le physique reste très plébiscité par le public, notamment pour les cadeaux lors des fêtes de fin d’année et les anniversaires ou encore pour les fans qui collectionnent les objets. On sait que le marché repose sur les « heavy users », c’est-à-dire ceux qui dépensent le plus pour la musique, en étant abonnés aux plateformes de streaming, en achetant des CD, en collectionnant des vinyles…

La progression du streaming ne doit pas nous faire perdre de vue que le streaming vidéo génère encore de faibles revenus, ce qui est paradoxal compte tenu de la balance des volumes d’écoutes sur le streaming audio et le streaming vidéo. Le streaming vidéo, c’est-à-dire sur YouTube, ne rapporte que 2% des revenus alors qu’il concentre presque la moitié des volumes d’écoutes. C’est important que la bascule du marché se reflète sur les revenus.

« Le projet de directive droit d’auteur vient rééquilibrer et redistribuer les cartes dans le rapport de force et les négociations entre plateformes et producteurs »

Le projet de la directive droit d’auteur a été voté mi-septembre par le Parlement Européen. Avant l’été, les représentants des producteurs étaient sceptiques vis-à-vis des amendements et du texte de compromis élaborés par le rapporteur et la Présidence du Conseil, estimant que les réponses apportées pour endiguer le transfert de valeur étaient insuffisantes. Êtes-vous optimiste quant à la trajectoire des modifications sur le texte, et en parallèle, quant aux négociations d’accords de licences avec YouTube ?

Tout d’abord je dois dire que le signal que nous avons reçu du Parlement Européen est très important. Le vote a confirmé que le sujet et les enjeux ne sont pas sous-estimés par le législateur qui se montre engagé, voire déterminé, à faire évoluer le cadre réglementaire en faveur des créateurs et leurs partenaires. Quand on voit la désinformation menée par les acteurs et alliés des plateformes, c’est important de le souligner et de le retenir. Maintenant, il y a tout un travail à faire pour trouver de la clarté dans une bonne version finale à la suite du trilogue. La clarté législative est importante pour les producteurs, les artistes, mais aussi les startups de la musique qui développeront et proposeront de nouveaux services dans les prochaines années. Je suis convaincu que nous allons trouver une solution mais il y a beaucoup à faire pour trouver cet équilibre. Le projet de directive droit d’auteur vient aussi rééquilibrer et redistribuer les cartes dans le rapport de force et les négociations entre plateformes et producteurs. La directive devra encore être transposée en droit national donc le travail restant est considérable. Nous sommes donc tout à fait optimistes. Mais c’est maintenant qu’il faut agir pour résoudre le value gap et pas dans six mois.

La notion de coopération entre les ayants-droit et les plateformes instaurée par le projet de directive est-elle une réponse suffisamment ambitieuse pour accentuer la lutte contre la mise en ligne de contenus illicites ?

La coopération est toujours la bienvenue mais elle ne suffit pas. Le risque est de créer des espaces dans lesquels les plateformes pourront se réfugier pour prétendre qu’elles ne sont pas obligées ou responsables dans le cas de la coopération pour lutter contre la mise en ligne illicite de contenus. Le débat sur l’exception de responsabilité brandie par les plateformes doit être clos. Je crois qu’il faut tout faire pour ne pas avoir la moindre insécurité possible dans la définition de la responsabilité. On aura des discussions sur les détails, mais si on laisse cela trop vaste on aura des difficultés.

« La France et l’Allemagne doivent s’allier et définir des stratégies communes pour être dans les grands rendez-vous »

Vous avez été désigné co-Président du Haut Conseil Culturel Franco-Allemand (HCCFA) en janvier dernier aux cotés de Catherine Trautmann. Quelles pourraient être les synergies entre les industries de la Culture de la France et de l’Allemagne ?

Nous sommes dans un contexte où l’Europe est en crise et lorsque c’est le cas, la responsabilité de l’Allemagne et la France est encore plus grande. La Culture a aussi son rôle à jouer. L’axe franco-allemand est réellement en train de se redéfinir à l’heure actuelle et c’est un grand honneur d’être à la manœuvre en tant que co-Président du HCCFA. A l’heure où un traité de l’Élysée 2.0 est en préparation, trente ans après la création du Haut Conseil Culturel Franco-Allemand, nous demandons à ce qu’un chapitre soit consacré à la Culture.

Malgré le très bon relationnel entre nos deux pays, la traduction des priorités et enjeux n’est pas toujours aisée en raison du déséquilibre des responsabilités respectives attribuées aux différents Ministères. Par exemple, lors des rendez-vous réguliers entre nos deux Ministres de la Culture, les sujets relatifs au droit d’auteur ne peuvent être abordés. Je dirais qu’il faut être vigilant à ne pas perdre de temps. Le HCCFA souligne dès qu’il en a l’occasion l’importance de trouver une solution commune pour consolider le droit d’auteur au niveau européen. Le cadre réglementaire de tous nos secteurs est le droit d’auteur et c’est là où il y a un positionnement clair entre nos deux pays. Nous avons partagé avec le Président de la République française et la Chancelière à ce sujet. Les élections européennes approchent. La France et l’Allemagne doivent s’allier et définir des stratégies communes pour être dans les grands rendez-vous parce que les enjeux sont très importants.

 

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